Dix jours après la mort de Mahsa Amini, l’Iran demeure secoué par des violences populaires qu’il n’avait pas connues depuis trois ans. Le nombre de morts suite à la répression policière, tout particulièrement dans ce Kurdistan iranien d’où la jeune femme était originaire, augmente de jour en jour, tout comme les arrestations qui se chiffrent déjà à plus d’un millier. Face à la vindicte des Iraniens, le régime refuse de reculer, le Guide suprême Ali Khamenei encourageant de simples citoyens à faire justice eux-mêmes en veillant à l’application du port du voile obligatoire dans les rues du pays.
“ Face à la vindicte des Iraniens, le régime refuse de reculer, le Guide suprême Ali Khamenei encourageant de simples citoyens à faire justice eux-mêmes. Cette inflexibilité contribue à diviser une société déjà très fracturée entre une minorité toujours fidèle à la politique de la République islamique, et une majorité qui la rejette”
Cette inflexibilité contribue à diviser une société déjà très fracturée entre une minorité toujours fidèle à la politique de la République islamique, et une majorité qui la rejette. Peut-être pour la première fois depuis 1979, une jeune génération d’Iraniens, et singulièrement les femmes, parvient à rallier une opposition conséquente pour défier non seulement la législation sur le port du voile, mais tout le dogme social et religieux imposé par la République islamique à la société iranienne.
Pas de justification théologique au port du voile
Pourtant, le Guide campe sur sa position. Comment comprendre un tel acharnement dans l’application de cette loi sur le port du voile qui, au demeurant, divise jusqu’au clergé chiite ? De tout temps, cette disposition a eu ses soutiens et ses détracteurs. Selon les seconds, le Coran n’en ferait pas une obligation religieuse, et on ne recenserait d’ailleurs que sept mentions du sujet dans tout le texte – désignant davantage la séparation entre les sexes et la préservation de la pudeur des femmes.
“Comment comprendre un tel acharnement dans l’application de cette loi sur le port du voile qui, au demeurant, divise jusqu’au clergé chiite ?”
En 1979, d’éminentes figures de la Révolution islamique comme le juriste Mohammad Beheshti, ou le théologien Mahmoud Taleghani, s’étaient d’ailleurs opposées formellement au fait d’imposer le port du voile aux Iraniennes. Ces voix modérées sont aujourd’hui très minoritaires au sein du régime. Pour autant, beaucoup de clercs chiites considèrent davantage le voile comme une tradition qu’une obligation à faire respecter à tout prix. Par pragmatisme, et précisément dans l’optique de préserver le régime, beaucoup appellent à un effort de flexibilité de la part des autorités, allant par exemple jusqu’à proposer que les touristes étrangères soient exonérées de cette contrainte. Ces propositions, qui émanaient pourtant d’oulémas fondamentalistes, sont jusqu’ici restées lettre morte.
Le voile, marqueur politique du régime
La véritable explication est plus politique que théologique, car le régime persiste à dépeindre le voile comme l’un des piliers de la République islamique, qui la protégerait de l’instabilité. Cette obligation n’a pourtant été inscrite dans la loi qu’en 1983, lorsqu’elle s’est avérée utile pour accroître le contrôle social du régime. Le port du voile obligatoire n’est donc qu’un élément parmi d’autres au sein de son arsenal répressif.
“Dans l’esprit des autorités, un recul sur cette disposition ouvrirait la “boîte de Pandore” pour d’autres revendications populaires, voire une contestation systématique et accrue des points idéologiques les plus identitaires de la République islamique”
Dans l’esprit des autorités, il n’en demeure pas moins qu’un recul sur cette disposition ouvrirait la “boîte de Pandore” pour d’autres revendications populaires, voire une contestation systématique et accrue des points idéologiques les plus identitaires de la République islamique, notamment en politique étrangère. Le port du voile est devenu, en dépit des forts clivages qui irriguent le clergé iranien, un marqueur politique sur lequel le Guide demeure intraitable. La mort de Mahsa Amini n’a donc rien d’accidentel, puisqu’elle est la conséquence directe de son durcissement à l’égard de toute contestation.
Une inflexibilité source de fracture avec la population
Cependant, cette inflexibilité est devenue une source de fracture croissante avec la population. Preuve de l’incompréhension mutuelle, l’argument du “complot de l’extérieur” est régulièrement invoqué par les autorités pour expliquer cette nouvelle fronde sociale. Le ministère du Renseignement s’est par ailleurs vanté de l’arrestation de 300 personnes ayant supposément des connexions avec “l’ennemi”. Une fois élu en juin 2021, le président Raïssi avait reçu du Guide la mission de créer des emplois, des logements, et de lutter contre la corruption.
“Une fois élu en juin 2021, le président Raïssi avait reçu du Guide la mission de créer des emplois, des logements, et de lutter contre la corruption. Aucune de ces promesses n’a été tenue à ce jour”
Aucune de ces promesses n’a été tenue à ce jour, tandis que son gouvernement a augmenté le budget des forces de sécurité, et notamment de la police des mœurs, responsable de la mort de Mahsa Amini. Plusieurs enquêtes laissent penser qu’une surveillance électronique de masse selon le modèle chinois serait même à l’étude. Comme en 2009, 2017 et 2019 lors des précédents épisodes de manifestations, le régime refuse d’admettre l’identité iranienne de ces mouvements, aussi continue-t-il d’appliquer la même méthode : nier l’indépendance des demandes populaires, subvertir les activistes, et limiter le débat au strict minimum au sein de la classe politique et religieuse par souci de cohérence et de clarté.
Pourquoi un tel manque de pragmatisme ?
Un tel aveuglement face aux légitimes demandes des Iraniens pour leurs libertés fondamentales démontre un manque de pragmatisme pour assurer la survie du régime. Loin de contrôler la société, le radicalisme de la République islamique ne fait qu’exacerber le ressentiment des Iraniens à son égard. Aujourd’hui plus que jamais, soutiens et opposants au régime s’affrontent violemment, et loin d’être un mouvement urbain ou cantonné à Téhéran, le phénomène touche l’ensemble du pays et toutes les classes sociales.
“La volonté réelle de maintenir un maximum de contrôle politique et de neutralisation des oppositions rend toute réponse politique consensuelle impossible à atteindre. Les points de pression suscités par la société civile seront donc amenés à se multiplier jusqu’à la rupture”
Le potentiel pour une aggravation des tensions sociales est ici indéniable : la stratégie du Guide suprême érode l’influence du clergé et fragilise le régime, le rapprochant inexorablement d’une chute qu’il cherchait précisément à éviter. Derrière sa résistance de principe à toute forme de pression extérieure, demeure la volonté réelle de maintenir un maximum de contrôle politique et de neutralisation des oppositions. Or c’est précisément ce radicalisme qui rend toute réponse politique consensuelle impossible à atteindre. Les points de pression suscités par la société civile seront donc amenés à se multiplier jusqu’à la rupture, mais il paraît peu vraisemblable, pour autant, que les choses puissent évoluer du vivant du Guide.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 28/09/2022.