Pourtant en difficulté sur le front ukrainien, l’armée russe parvient à maintenir sa pression sur la population grâce au soutien logistique de l’Iran. Téhéran a en effet accepté de soutenir l’un de ses rares alliés en mettant à son service son expertise en matière de missiles balistiques et de drones de pointe, maîtrise acquise et perfectionnée au cours de la décennie passée et qui a déjà fait des ravages au Yémen et en Arabie saoudite.
“Ces appareils furtifs, dotés d’une charge explosive et capables de couvrir plus de 2500 km à 185 km/heure, sont dotés d’un double avantage : un fonctionnement très basique facile à programmer, ce qui les rend très abordables”
Les drones “Shahed 136”, fabriqués par la société Iran Aircraft Manufacturing Industrial Company (ou HESA), présentent en effet plusieurs intérêts pour la Russie. Ces appareils furtifs, dotés d’une charge explosive et capables de couvrir plus de 2500 km à 185 km/heure, sont dotés d’un double avantage : un fonctionnement très basique (voire “primitif”, selon l’état-major ukrainien), facile à programmer, ce qui les rend très abordables. Ils permettent ainsi à Moscou de faire des économies financières et logistiques en épargnant son propre stock de missiles, puisqu’une armée peut lancer plusieurs Shahed à la fois.
Iran et Russie main dans la main
Depuis le début de l’été, des échanges techniques se sont opérés entre l’armée russe et les Iraniens, qui ont d’abord accueilli une délégation russe en juin et juillet à l’aérodrome de Kachan, avant de livrer plusieurs appareils – drones kamikazes et drones de surveillance et de guerre électronique. Des opérations de formation ont également été réalisées sur le front après des essais insatisfaisants. Depuis, ces drones ont servi efficacement à la contre-offensive russe menée dans la région de Kharkiv et contre le port d’Odessa.
“L’utilisation des drones iraniens par la Russie illustre une alliance de circonstances entre deux pays ostracisés sur la scène internationale et sous sanctions occidentales, en proie à de grandes difficultés économiques, domestiques ou militaires”
L’utilisation des drones iraniens par la Russie illustre une alliance de circonstances entre deux pays ostracisés sur la scène internationale et sous sanctions occidentales, en proie à de grandes difficultés économiques, domestiques ou militaires, enfin stratégiquement réunis par toutes ces raisons et par une vision du monde multipolaire qui désigne les États-Unis comme un ennemi commun. Si après 1979, la République islamique se déclarait non alignée entre l’Est et l’Ouest, aujourd’hui les choses ont manifestement changé et Téhéran a choisi un camp.
De la Syrie à l’Ukraine
Pourtant, les deux alliés ne s’apprécient guère, pour des raisons en premier lieu historiques qui remontent au temps de leurs empires respectifs. La relation s’est néanmoins approfondie sous l’égide de Vladimir Poutine afin de sécuriser l’accès de la Russie au Moyen-Orient, et l’engagement russe en Syrie en soutien à Bachar El-Assad, allié de Téhéran, s’est inscrit dans cette logique dès 2015. Depuis lors, les forces aériennes de Moscou combinés aux milices chiites iraniennes au sol ont travaillé de concert sur le terrain syrien, avec l’objectif in fine d’amoindrir l’influence américaine dans la région. Le conflit ukrainien offre aujourd’hui des caractéristiques semblables, outre qu’il permet à l’Iran de s’afficher comme une puissance militaire régionale dont il faut craindre la force de frappe. En outre, les deux pays sont engagés de longue date dans une coopération économique et énergétique sur le pétrole et le gaz, ainsi que dans la sphère nucléaire – la Russie a travaillé pendant plusieurs années sur le site de Bushehr avant que des retards et de lourdes pertes financières aient mis fin à cette collaboration.
“Le conflit ukrainien permet à l’Iran de s’afficher comme une puissance militaire régionale dont il faut craindre la force de frappe”
Officiellement, Téhéran nie toute implication dans le conflit ukrainien, en dépit de la rhétorique des Gardiens de la révolution vantant les mérites des drones de pointe iraniens. Mettre en lumière les liens militaires entre la Russie et l’Iran est en effet délicat, alors que la majorité de la population iranienne exprime plus volontiers sa solidarité avec les Ukrainiens et défie depuis plus d’un mois la République islamique. Il n’en reste pas moins que Téhéran use du contexte pour souligner sa propre importance stratégique : soutien militaire et politique d’une superpuissance, l’Iran démontre une nouvelle fois l’échec des sanctions américaines et de la “pression maximale”, ainsi que ses propres capacités techniques et militaires qui en font une puissance redoutée au Moyen-Orient.
Pressions géopolitiques de toutes parts
L’axe Moscou-Téhéran comporte de multiples implications géopolitiques. L’avenir de l’accord sur le nucléaire iranien est en effet plus sombre que jamais, alors que l’Union européenne s’est entendue en trois jours sur de nouvelles sanctions contre Mohammed Hossein Bagheri, le chef d’état-major des armées iraniennes, et la société HESA, le constructeur aéronautique iranien des drones Shahed. Bien qu’elle demeure son meilleur soutien au Conseil de sécurité, la Russie a par ailleurs tout intérêt à ce que l’accord ne survive pas et que les sanctions contre l’Iran ne soient pas levées, afin d’éviter un retour des hydrocarbures iraniens sur le marché mondial et donc, un potentiel concurrent énergétique.
“La Russie a par ailleurs tout intérêt que les sanctions contre l’Iran ne soient pas levées, afin d’éviter un retour des hydrocarbures iraniens sur le marché mondial et donc, un potentiel concurrent énergétique”
La pression augmente également sur Israël, qui n’a toujours pas pris position dans la guerre en Ukraine et tente de conserver sa neutralité, en raison du poids de la Russie dans le dossier syrien et la liberté qu’elle lui accorde pour frapper localement les forces iraniennes. En dépit de l’engagement de l’Iran, son ennemi juré, dans la guerre en Ukraine, Tel-Aviv a pour l’heure choisi de maintenir sa position.
Enfin, l’Arabie saoudite, qui semblait avoir clairement choisi le camp de la Russie à l’issue de la dernière réunion de l’Opep+, ne verra sans doute pas d’un bon œil cette collaboration militaire avec son rival régional.
Outre le risque accru de prolifération d’armements, l’alliance entre la Russie et l’Iran porte en elle la possibilité d’une redéfinition des équilibres au Moyen-Orient et au-delà. Étrangement, depuis le renforcement de leur pacte anti-occidental, les deux pays souffrent d’une aggravation de leur situation domestique et d’un rejet massif de leur propre population. Faire le pari de l’Est pour résister à l’Ouest sera-t-il tenable ?