Lors de son discours devant le Congrès américain en décembre dernier, Volodymyr Zelensky a étél’un des premiers chefs d’État européens à souligner l’importance du nouveau partenariat militaire entre la Russie et l’Iran, et ce avec d’autant plus d’acuité que son pays en souffre directement. Diplomates et analystes ont largement confirmé ces derniers mois la réalité du soutien logistique fourni à l’armée russe par Téhéran – livraisons régulières de drones kamikazes, formation des soldats russes, etc. Unis depuis plusieurs décennies par une cause commune, celle de réduire l’influence de l’Occident sur la scène internationale, l’Iran et la Russie se sont effectivement résolus à un mariage de raison en dépit de relations historiques longtemps empreintes de prudence, voire de méfiance réciproque.
La guerre en Ukraine a encouragé la Russie à engager radicalement son virage asiatique et a fait de Téhéran son premier partenaire militaire, un allié de circonstance providentiel alors même que la Chine n’ose toujours pas braver le risque de sanctions occidentales, compte tenu de la complexité de sa propre situation domestique.
Pour l’Occident, cette relation approfondie est critique au moins sur deux points. En assurant des ressources militaires à un rythme stable à la Russie, l’Iran lui permet de prolonger la guerre en Ukraine en dépit de son recul territorial. L’autre risque est la question des contreparties technologiques et militaires obtenues par Téhéran pour son soutien à la cause russe, dont la nature exacte reste indéterminée et qui inquiètent légitimement les alliés israéliens et arabes des Etats-Unis au Moyen-Orient.
Les liens diplomatiques et économiques se sont également resserrés entre ces deux Etats parias isolés sur la scène internationale et sous sanctions économiques occidentales. En juillet dernier, Vladimir Poutine s’était rendu à Téhéran pour sa première visite hors de l’ex-bloc soviétique depuis l’invasion de l’Ukraine. Par ailleurs, les deux pays travaillent activement à la création de nouveaux canaux d’échanges commerciaux afin de contourner les sanctions occidentales qui grippent leurs économies respectives, notamment par l’entremise de nouvelles connexions fluviales ou ferroviaires afin d’acheminer du matériel militaire d’Iran vers la Russie. Les accords entre Iraniens et représentants de l’industrie de défense russe, qui jusqu’à présent s’en abstenaient de peur de représailles de l’Occident, se sont également développés. Le rapport de forces entre les deux alliés semble même s’être inversé au Moyen-Orient et singulièrement en Syrie, où la Russie, entièrement mobilisée en Ukraine, se trouve désormais très dépendante des forces iraniennes pour maintenir ses gains militaires.
Pour la Russie, cette nouvelle alliance semble donc répondre à plusieurs objectifs, qu’ils soient militaires ou économiques, et réjouit en tout cas au plus haut point Poutine et son état-major. A Téhéran cependant, les avis de la classe dirigeante sont bien plus partagés.
Sur ce sujet, et sans surprise, on retrouve le traditionnel clivage entre conservateurs et réformateurs. Les premiers, qui comptent naturellement parmi eux le Guide suprême Ali Khamenei, estiment que le regard tourné vers l’Est, donc vers la Russie et la Chine, prend tout son sens dans l’optique de réduire la dépendance de l’Iran envers l’Occident. A l’inverse, les réformateurs, dont l’ancien président Hassan Rohani et son ancien ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, mais aussi des officiers « modérés » des Gardiens de la Révolution, estiment imprudent de faire le pari de la seule Russie. N’est-ce pas en effet un calcul à courte vue, alors que l’ampleur de la coopération et de l’assistance stratégique que Moscou peut fournir à Téhéran est encore largement flou, et pourrait ne pas fournir à l’Iran les contreparties, notamment financières mais aussi diplomatiques, qu’il espère ? Cette réalité-là pourrait rapidement s’imposer aux conservateurs au pouvoir à Téhéran, surtout si la guerre en Ukraine s’éternise et que la Russie s’enfonce dans un échec militaire et économique.
Sans que ce timing soit étonnant, la nouvelle dynamique entre l’Iran et la Russie a commencé à prendre de l’ampleur à l’automne 2022, alors que les négociations sur le nucléaire iranien se retrouvaient une fois de plus dans l’impasse. La Russie, qui fait partie des signataires historiques de l’accord de Vienne de 2015, a toujours soutenu officiellement la survie du texte en échange d’une levée des sanctions contre l’Iran. Pour autant, si elle ne s’est jamais opposée aux négociations visant sa résurrection, elle n’a guère contribué à leur succès.
La position de la Russie vis-à-vis de ce texte est plus que jamais ambivalente. D’un côté, soutenir les progrès technologiques de l’Iran en matière nucléaire pourraient lui aliéner l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, rivaux de l’Iran et farouches contempteurs du JCPoA, mais également puissances économiques vitales pour la Russie et son influence au Moyen-Orient. De surcroit, la Russie n’aurait aucun intérêt à voir émerger une nouvelle puissance nucléaire en Asie centrale, non loin de son « étranger proche ». Pour ces raisons, elle a toujours milité pour le JCPoA, qui doit encadrer l’activité nucléaire de l’Iran. Néanmoins, sa volonté d’être un pouvoir de nuisance pour l’Occident pourrait l’amener à réviser cette position, et à favoriser tacitement la consolidation du statut d’« État du seuil » de l’Iran.
La Russie gagnerait donc beaucoup à demeurer dans une ambivalente neutralité au regard du dossier nucléaire iranien, car cela répondrait à son objectif de tenir tout le monde à distance au Moyen-Orient et d’y préserver ses propres intérêts. Cela permettrait notamment de « fixer » les Etats-Unis dans la région et de les détourner ainsi de l’Europe orientale ou de leur rivalité avec la Chine. Mais dans l’affaire, que gagne l’Iran ? Déçu par l’Occident, il pourrait l’être tout autant par la Russie si d’aventure celle-ci ne peut, ou ne souhaite pas, tenir ses engagements. C’est en raison de cet inquiétant inconnu que les réformateurs iraniens jugent nécessaire de maintenir au moins quelques relations avec l’Occident. La reprise des négociations sur le nucléaire iranien serait donc un préalable indispensable, mais si l’axe Moscou-Téhéran s’inscrit dans la durée, celui-ci risque de devenir une chimère inatteignable et de réduire considérablement les opportunités de l’Iran.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 08/01/2023.