Maître Ardavan Amir-Aslani, avocat au barreau de Paris et analyste des enjeux géopolitiques du Moyen-Orient, a accepté de répondre aux questions du Club Influence de l’AEGE. Selon lui, tout d’abord l’administration Biden ne devrait pas revenir dans l’accord de Vienne immédiatement et ensuite, les relations diplomatiques qui s’ouvrent entre Israël et les pays- arabes sont un signal fort de la création d’un front anti-Iran dans la région.
Club Influence (CI) : Lors d’un discours télévisé du 3 novembre dernier, parlant à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Mahomet, le guide suprême iranien, Ali Khamenei, a déclaré « Le va-et-vient des personnes (à la Maison-Blanche) n’aura aucun effet sur notre politique ». Avec la nouvelle administration Biden, peut-on s’attendre à un rétablissement de l’accord sur le nucléaire Iranien, ou doit-on envisager un statu quo, les conservateurs ayant avancé une demande de compensation pour l’impact des sanctions ? Quel rôle pour l’Europe qui a maintenu le dialogue avec Téhéran ?
Maître Amir-Aslani (AA) : Joe Biden a effectivement évoqué durant sa campagne son souhait de réintégrer les États-Unis dans le JCPoA, mais également au sein de l’OMS ou de l’Accord de Paris sur le climat. En ce qui concerne ces deux dernières décisions, celles-ci devraient être entérinées par décret présidentiel dès le premier jour de son mandat, au lendemain de son investiture le 20 janvier prochain. En revanche, la réintégration des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien n’a pas été citée, et cela n’a rien de surprenant puisqu’elle ne pourra pas être réalisée du jour au lendemain. Ni l’Iran ni les États-Unis ne pourront faire l’économie de négociations sur ce sujet, et Joe Biden a bien l’intention de demander des contreparties aux Iraniens notamment sur leur politique interventionniste au Moyen-Orient et leur programme balistique. Or, ce sont des sujets sur lesquels la République islamique n’a jamais voulu céder. Les négociations, si elles ont lieu, seront donc très difficiles.
En outre, la position d’Israël, qui a fait de l’Iran sa principale source d’inquiétude dans l’équilibre régional, ne pourra être ignorée. L’assassinat du chef du département de la recherche nucléaire en Iran, Mohsen Fakhrizadeh-Mahabadi vendredi 27 novembre, dans une attaque non-revendiquée mais attribuée au Mossad israélien, va naturellement complexifier les choses. Elle a été sans doute orchestrée à dessein par Donald Trump, Mohammed Ben Salmane et Benjamin Netanyahu, ces deux derniers étant les plus radicalement opposés à tout processus de normalisation des relations irano-américaine.
Dans l’immédiat, on ne peut qu’espérer de la part de l’Iran une absence de réaction après cette attaque, afin d’éviter toute escalade et de déjouer le piège tendu. Plus globalement, il n’est même pas certain que les Iraniens souhaitent revenir aux termes d’un accord qui n’a jamais produit les effets escomptés. A Téhéran, les conservateurs prêchent depuis longtemps en faveur d’un refus des négociations avec l’Occident, à tel point que le Guide Suprême Ali Khamenei a interdit à l’administration Rohani, qui termine son mandat avant les élections présidentielles en 2021, toute négociation avec les Américains, afin de ne pas laisser l’éventuel bénéfice des discussions aux réformateurs. Il y a en effet de très fortes chances pour que les conservateurs remportent l’élection l’année prochaine.Les Européens pour leur part ont effectivement maintenu la voie diplomatique ouverte en dépit du retrait unilatéral des États-Unis en 2018, essentiellement par réflexe d’opposition à Donald Trump. Ils ont échoué à proposer des solutions concrètes à l’Iran et n’ont pas pu s’opposer efficacement aux décisions américaines. Il est vrai que la nouvelle administration devrait leur permettre de retrouver un dialogue apaisé avec Washington. Pour autant, quelle sera leur marge de manœuvre dans le dossier iranien ? Il est peu probable qu’ils conservent une position indépendante vis-à-vis des États-Unis et qu’ils choisissent au contraire de s’aligner sur les décisions américaines. Si les négociations avec l’Iran se passent mal, leur marge de manœuvre est difficile à appréhender.
CI : Les États-Unis ont-ils des objectifs sur le long terme ? Outre la volonté de défaire les actions de politique étrangère menées par l’administration Trump, que peut-on attendre du mandat de Joe Biden ?
AA : Sur la scène internationale, la nouvelle administration américaine aura fort à faire pour corriger la perte de leadership accusée par les États-Unis sous le mandat de Trump. Pour autant, si l’on s’attend à retrouver une « hyperpuissance » américaine engagée sur des terrains d’opérations étrangers et dans des « guerres sans fin », on se trompe. Le désengagement américain, qui finalement avait déjà été amorcé sous la présidence d’Obama, se poursuivra sans doute. Au demeurant, la situation dramatique des États-Unis sur le plan domestique pourrait amener le nouveau président à revoir ses priorités.
Néanmoins, même si les États-Unis reviennent à une politique plus isolationniste, ils ne pourront totalement se dégager des affaires du monde. Joe Biden offrira sans doute une façon de gouverner plus apaisée. Mais lui aussi pourrait voir ses marges de manœuvre entravées par un Sénat républicain – les deux élections attendues en janvier en Géorgie ne feront sans doute pas basculer la Chambre dans le camp démocrate – et, encore une fois, par la position israélienne qui est « bipartisane » aux États-Unis, et ne peut être ignorée.
CI : L’administration Trump a appuyé la signature d’un accord historique entre Israël, les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite. Pensez-vous que l’axe fort ainsi créé soit suffisamment puissant pour peut-être isoler économiquement et idéologiquement l’Iran ?
AA : Permettez-moi de corriger un fait au préalable : l’Arabie Saoudite n’a signé aucun accord officiel avec Israël. Les accords dits « Abraham » concernent, pour l’heure, Israël, les Émirats et le Bahreïn seulement. Il semble cependant évident que depuis plusieurs années, et singulièrement depuis l’ascension de Mohammed Ben Salmane, un axe anti-iranien se soit formé entre l’administration Trump, le gouvernement de Benjamin Netanyahu et le Prince héritier saoudien, en raison de la très forte proximité qui les lie tous les trois.
De fait, les manœuvres de ces trois dirigeants ont isolé l’Iran économiquement. Riyad comme Tel-Aviv ont applaudi le retrait des États-Unis du JCPoA et l’imposition de nouvelles sanctions contre Téhéran, bien que ce soit la population iranienne qui en souffre le plus, et pas le régime. La « pression maximale » n’a réduit en rien les activités de l’Iran au Moyen-Orient, ni entraîné la chute de la République islamique. Celle-ci a au contraire opté pour le durcissement et la répression à l’égard des mouvements sociaux qui ont pu la secouer à l’automne 2019 et en 2020. L’idéologie du régime a au contraire été renforcée par les décisions de cet axe.
CI : Comment voyez-vous évoluer les relations diplomatiques entre Washington et Riyad alors même que des membres du congrès démocrates reprochent à Mohamed bin Salman (MBS), le meurtre de Jamal Khashoggi, l’éviction de Mohamed Bin Nayef et la vendetta contre Saad Al Jabri (proche de la CIA) ? Peut-on imaginer des sanctions économiques ?
AA : On peut en effet imaginer une évolution de la position américaine vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, essentiellement permise par l’indépendance énergétique que les États-Unis ont acquise avec l’exploitation des pétroles et gaz de schiste. De fait, les critiques fusent depuis un certain temps chez les parlementaires américains, notamment contre la guerre au Yémen et l’utilisation d’armes américaines contre des populations civiles. Le pacte de Quincy pourrait être remis en cause. Ce n’est pas par hasard que, consciente du danger, l’Arabie Saoudite tente un rapprochement de moins en moins discret avec Israël, principale puissance militaire de la région, pour la protéger si d’aventure les États-Unis réévaluaient les bénéfices de leur alliance.
CI : Est-il possible de voir MBS renoncer au soutien militaire américain contre celui de la Chine et de la Russie ?
AA : Il est certain que la Russie et la Chine trouveraient un intérêt à favoriser l’éviction des États-Unis du Moyen-Orient en se rapprochant de Riyad. Pour autant, la Russie ne peut pas rivaliser avec la puissance militaire américaine ni avec son complexe militaro-industriel. La Chine en revanche, qui possède le deuxième budget militaire au monde derrière les États-Unis, pourrait s’imposer. Elle est cependant davantage liée aux puissances asiatiques que sont le Pakistan et bien sûr l’Iran, qui ont de mauvaises relations avec Riyad. Au demeurant, la Chine comme la Russie ont toujours défendu le maintien de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, à l’inverse des positions américaines et saoudiennes, essentiellement en raison des liens économiques qui les lient à Téhéran. Nous ne sommes pas à l’abri de surprises, néanmoins je ne trouve pas cette évolution vraisemblable.
CI : Les réformes mises en place par MbS en Arabie Saoudite (ouverture sur le plan religieux, ouverture au tourisme, possibilité de boire de l’alcool, etc.) pourraient-elles jouer en sa faveur et contribuer à renvoyer une image plus “progressiste”, l’Iran renvoyant à une image ancrée dans la tradition et la religion ?
AA : « MBS » tente effectivement, depuis qu’il est devenu Prince héritier, de renvoyer l’image du bon prince réformateur. Ses ouvertures sont d’abord très réduites. Certes, il a enfin accordé aux femmes le droit de conduire et a rouvert les cinémas fermés depuis 30 ans. Pour autant, les militantes féministes comme Loujain al-Hathloul, ou des activistes critiques du régime comme Raïf Badawi, croupissent toujours dans les prisons de Riyad, de même que les oulémas les plus progressistes du pays qui réclament une monarchie constitutionnelle. La répression se porte jusqu’au sein de la famille royale. Toutes les ONG internationales témoignent de l’autoritarisme du Prince, qui n’a absolument pas fait évoluer son pays. Il propose de grands projets pharaoniques, comme la ville futuriste Neom, mais ne permet pas à l’ensemble de ses sujets de travailler et d’être traités avec dignité. Et que dire de la façon dont Jamal Khashoggi, fervent opposant à MBS, a été assassiné !
En ce qui concerne l’Iran, il faut distinguer la République islamique du pays. Certes soumis à un régime théocratique autoritaire, il compte plus de 80 millions d’habitants éduqués et cultivés, avec un taux d’éducation qui peut rivaliser avec celui des pays occidentaux. Les femmes travaillent, conduisent bien évidemment, font des études supérieures, décrochent la médaille Fields, comme la regrettée Maryam Mirzakhani. L’image que renvoie l’Iran est peut-être celle d’un pays obscurantiste pour ceux qui ne le connaissent pas, mais c’est une vision réductrice. C’est un pays dépositaire de 3000 ans d’histoire et d’une culture qui a irrigué aussi bien la pensée judéo-chrétienne que musulmane. MBS aura beau faire, il ne pourra pas changer cet état de fait, et son pays ne peut pas rivaliser avec cela. Sa ville connectée et « intelligente »- quu au demeurant n’est pas prête de sortir de terre – fera pâle figaure face aux ruines multiséculaires de Persépolis.
CI : Le 20 novembre dernier, à la veille du sommet du G20 présidé par l’Arabie Saoudite, le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud et Recep Tayyip Erdogan ont évoqué les moyens d’améliorer leurs liens lors d’un échange téléphonique devenu rare. Comment pensez-vous que les relations entre Riyad et Ankara vont évoluer ?
AA : Effectivement, les relations entre la Turquie et l’Arabie Saoudite ont longtemps été difficiles, d’abord pour des raisons historiques évidentes remontant à l’Empire ottoman, ensuite en raison de la guerre de légitimité religieuse que se livrent les deux pays pour le leadership du monde musulman sunnite. De surcroît, Erdogan cherche à présenter un modèle politique très différent, celui d’une société musulmane démocratique idéale, qui contraste violemment avec l’image rétrograde de la monarchie saoudienne. L’assassinat de Jamal Khashoggi à Istanbul en octobre 2018 a largement contribué à envenimer les relations. On observe effectivement une tentative de rapprochement entre les deux pays aujourd’hui, mais celle-ci est, à mon sens, essentiellement le fait d’Ankara en raison de sa situation économique très dégradée. La Turquie est en effet l’une des principales productrices et exportatrices pour l’industrie textile en Europe et au Moyen-Orient, mais début octobre, le Financial Times faisait état d’un boycott informel des autorités saoudiennes sur les exportations turques, motivées par des raisons politiques. Erdogan, pressé par la nécessité de redresser l’économie turque, a donc tout intérêt à renouer le dialogue avec Riyad.
CI : Face aux velléités du président Erdogan d’accroître son influence internationale, notamment auprès de la communauté musulmane sunnite (interventionnisme dans les conflits libyens et syriens, lutte contre le PKK, remise en cause des valeurs laïques du pays – Sainte-Sophie, attaque envers Emmanuel Macron…) et à son double jeu envers ses alliés de l’OTAN (rapprochement avec les puissances iraniennes et russes), peut-on s’attendre à une alliance USA-UE pour contrer les ambitions de la Turquie ? D’autant plus que Biden a publiquement déclaré son opposition à Erdogan.
AA : Les Européens ont effectivement eu les plus grandes peines à s’accorder sur les actions à mener envers un allié devenu aussi gênant que la Turquie. La France a longtemps prêché dans le désert pour imposer des sanctions contre Erdogan, en raison de la tiédeur de l’Allemagne, qui compte une importante communauté turque sur son territoire. Pour autant, l’escalade de tensions en Méditerranée l’été dernier et la récente ingérence de la Turquie dans le conflit au Haut-Karabakh, ont achevé de conforter les Européens dans l’idée que Erdogan devait être contré.
La transition politique aux États-Unis pourra contribuer effectivement à relancer les instances du multilatéralisme comme l’OTAN, et il sera intéressant de voir, dans les premiers mois de son mandat, comment Joe Biden compte se positionner par rapport aux engagements américains dans l’organisation. Le dialogue entre Européens et Américains sur la question turque sera sans doute plus facile que sous l’administration Trump et aboutira peut-être à l’élaboration d’une stratégie commune. Pour autant, le sujet reste avant tout une préoccupation européenne, et les Européens auraient dû réussir à se mettre d’accord sans attendre l’aide du « grand frère » américain. Si le retour des États-Unis sur ce dossier permet effectivement de faire avancer les choses, cela confirmera que décidément, les Européens ne sont pas capables de se dégager de leur position de fidèle lieutenant des Américains, et n’ont toujours pas acquis d’autonomie diplomatique, y compris sur des sujets qui les concernent en premier lieu.
Interview à retrouver ici.