Freiner le développement du nucléaire iranien, rééquilibrer le marché énergétique, refonder la relation entre Washington et Riyad sans donner pour autant l’impression d’adouber Mohammed Ben Salmane, Prince héritier accusé de graves violations des droits de l’homme, autant de « nécessités » chargées de dangers politiques pour Joe Biden. Le président américain achève demain sa première visite d’Etat au Moyen-Orient, région qu’il connaît bien et où il ne s’était pas rendu depuis six ans. Mais les choses ont bien changé depuis 2016 : à l’époque, le miracle diplomatique du Joint Comprehensive Plan of Action que l’administration Obama, dont il était le vice-Président, était parvenue à réaliser, promettait de normaliser les relations entre les Etats-Unis et l’Iran. Aujourd’hui, la résurrection de l’accord sur le nucléaire iranien paraît de plus en plus hypothétique, tandis que Téhéran est de nouveau considéré comme une menace à contenir d’urgence.
La proximité stratégique entre les plus féroces critiques de l’accord sur le nucléaire iranien n’a fait, en revanche, que des progrès depuis 2015. Israël et l’Arabie Saoudite n’ont presque plus qu’un pas à franchir pour devenir officiellement alliés et contrer la puissance iranienne, tandis que les Etats-Unis semblent valider le projet d’une coopération sécuritaire accrue entre l’Etat hébreu et les pays arabes de la région face à l’Iran.
Joe Biden dispose aujourd’hui d’une marge de manœuvre bien plus réduite qu’en 2016. Bien qu’il présente sa visite, différée pendant deux ans, comme un exercice de réalisme, elle résume à elle seule toute l’ambivalence de la stratégie américaine dans la région.
Rattrapé par les échéances domestiques, le président américain a mis de côté les bonnes intentions de son début de mandat – faire de l’Arabie Saoudite un Etat-paria, réconcilier les Etats-Unis avec l’Iran et restaurer le JCPoA -pour tenter de sauver les élections de mid-term et de réduire l’inflation galopante aux Etats-Unis. « MBS » n’a donc eu qu’à attendre patiemment que les Etats-Unis aient besoin de lui pour sortir de l’ostracisme diplomatique, et la guerre en Ukraine a confirmé la pertinence de sa stratégie. Soucieux de ne pas sacrifier aux apparences, Joe Biden n’annoncera a priori aucun accord énergétique passé avec l’Arabie Saoudite lors de sa visite à Jeddah. Mais les deux pays auraient déjà acté une hausse de la production pétrolière saoudienne en septembre (à hauteur de 750 000 barils par jour), juste à temps pour que l’impact puisse être ressenti aux Etats-Unis avant les élections de novembre. Le Prince héritier saoudien, pour sa part, aura regagné sa respectabilité en échange de peu, tant l’effet de cette hausse de production sur les prix à la pompe reste discutable.
Pour servir ce principal objectif, l’Iran a été sacrifié sur l’autel de la realpolitik. S’il y a quatre mois encore, Robert Malley et Antony Blinken estimaient n’avoir qu’un mois devant eux pour conclure un accord avec Téhéran avant un possible break-out time, ils ont délibérément laissé passer cette date-butoir… tout en maintenant que la survie de l’accord restait indispensable. L’administration Biden confirme donc que les négociations, bien qu’au point mort, demeurent ouvertes, sans doute pour ne pas endosser la responsabilité de leur échec éventuel. Mais dans le même temps, la « révélation » du conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan en début de semaine, concernant l’aide militaire que l’Iran aurait promis à la Russie en Ukraine – la livraison de centaines de drones et l’entraînement des troupes russes à leur maniement dès le mois de juillet – visait sans doute à « confirmer » la réalité de la menace iranienne, et à justifier les efforts sécuritaires de la nouvelle Middle East Air Defense Alliance.
Le calcul en termes de popularité ne semble déjà pas payant pour Joe Biden. Il y a quelque chose de gênant à voir la première puissance mondiale s’abaisser à demander un « service » à un allié aussi peu démocratique que l’Arabie Saoudite, au lieu de le convoquer à Washington pour discuter des dossiers qui le préoccupent… surtout lorsque l’administration en place a promis de faire de la défense des droits de l’homme le cœur de sa politique étrangère.
Par ailleurs, un fort clivage se dessine au sein même de la Maison-Blanche, entre « faucons » qui réclament plus d’ingérence américaine au Moyen-Orient et un déploiement de hard-power face à l’Iran, alors que Joe Biden souhaite en finir avec les « guerres sans fin », et ceux qui, au contraire, prônent un véritable retrait stratégique des Etats-Unis de la région. C’est là un dilemme cornélien, car un retrait total, en créant un vide stratégique, laisserait le champ libre à la Chine qui s’implante déjà beaucoup trop au Moyen-Orient au goût de Washington. A l’inverse, renouer avec le bellicisme de l’ère Bush au début des années 2000 serait renier une promesse de campagne ainsi que les attentes des Américains, qui souhaitent voir les Etats-Unis revenir à une politique isolationniste.
Au-delà des phrases incantatoires, l’administration Biden doit donc clarifier ses positions. Lors de son passage en Israël, le président américain a certes marqué sa différence avec le ministre des affaires étrangères israélien Yair Lapid sur le dossier iranien, se disant prêt à empêcher l’Iran de se doter d’une arme nucléaire, mais pas à stopper son programme nucléaire. Néanmoins, cette subtile différence sémantique ne suffira pas à apaiser ses alliés régionaux. Le président américain a besoin de devenir l’architecte d’une authentique stratégie diplomatique adaptée au monde d’aujourd’hui et à ses enjeux ; une stratégie qui prendra en compte les évolutions géostratégiques actuellement à l’oeuvre, afin de déterminer ses priorités et des actions politiques adaptées. Ne pas s’engager sur cette voie entraînerait potentiellement le risque d’être le jouet des circonstances, et de se rendre vulnérable aux pressions extérieures qui, elles, ne faibliront pas.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans L’Atlantico du 17/07/2022.