La guerre de l’ombre entre l’Iran et Israël a franchi un cran mercredi dernier, avec l’assassinat du colonel Sayyad Khodayi, officier des Gardiens de la révolution. D’après l’État hébreu, il était également chef de l’unité “840”, jugée responsable d’enlèvements et d’assassinats notamment à l’encontre de ressortissants israéliens, mais dont l’existence est niée par Téhéran. Pour les officiels iraniens, ce décès est “définitivement l’œuvre d’Israël” et s’inscrit dans la lignée de ses précédentes opérations menées pour affaiblir l’Iran, qu’elles se manifestent dans les airs, sur mer, sur terre ou encore dans le cyberespace.
Un assassinat au timing calculé ?
La particularité de cette opération réside cependant dans le timing choisi. L’assassinat de Khodayi intervient en effet dans un moment diplomatique particulier, qui voit les pourparlers sur le nucléaire iranien “gelés” autour de la réticence des États-Unis à retirer les Gardiens de la révolution de la liste des organisations terroristes. Les discussions pourraient cependant aboutir grâce aux efforts mutuels de négociation, ce qu’Israël, contempteur depuis l’ère Obama de tout projet de normalisation entre Washington et Téhéran, souhaite éviter à tout prix.
“Les discussions pourraient cependant aboutir grâce aux efforts mutuels de négociation, ce qu’Israël, contempteur depuis l’ère Obama de tout projet de normalisation entre Washington et Téhéran, souhaite éviter à tout prix”
Curieux hasard, l’annonce de la mort de Khodayi a été rendue publique le même jour que l’intervention du président israélien Isaac Herzog au Sommet économique de Davos, où il rappelait une nouvelle fois le refus catégorique d’Israël de voir l’Iran, “cette force déstabilisatrice au Moyen-Orient”, poursuivre son programme nucléaire.
Tentative de normalisation tous azimuts
À l’inverse, l’Arabie saoudite a été qualifiée, lors de cette même intervention, de pays “important” dans la région, avec lequel néanmoins le processus d’intégration aux accords d’Abraham devrait prendre du temps. Cette dernière assertion confirme toute la stratégie déployée par Israël depuis environ trois ans : s’imposer comme la nouvelle puissance diplomatique du Moyen-Orient et créer un front anti-iranien avec les pays arabes voisins, au prix d’une normalisation des relations israélo-arabes qui relègue la question palestinienne aux calendes grecques.
“La stratégie déployée par Israël depuis environ trois ans : s’imposer comme la nouvelle puissance diplomatique du Moyen-Orient et créer un front anti-iranien avec les pays arabes voisins, au prix d’une normalisation des relations israélo-arabes qui relègue la question palestinienne aux calendes grecques. ”
Preuve de l’esprit volontariste qui anime cet objectif, la diplomatie israélienne s’étend désormais jusqu’en Afrique, où pour la première fois depuis 1972, un ambassadeur a été envoyé au Tchad afin de renforcer la coopération bilatérale entre les deux pays. Même la Turquie d’Erdogan donne des signes de réchauffement diplomatique, après des années de positionnement pro-palestinien de la part du président turc, afin de séduire la rue arabe et s’imposer comme le seul véritable défenseur de l’islam. Cette même semaine, le ministre des Affaires étrangères turc Mevlüt Cavusoglu, premier officiel à fouler le sol israélien en quinze ans, assurait qu’un rapprochement avec l’État hébreu serait bénéfique pour les Palestiniens.
Iran et Israël dans un jeu à trois avec les États-Unis
Face à cette évolution géopolitique, le rôle des États-Unis pose toutefois question. Pour la délégation iranienne également présente à Davos, la diplomatie américaine demeure l’otage de la politique israélienne, et reste indécise à solutionner la crise du nucléaire iranien en dépit de la bonne volonté de Téhéran. Ce n’est cependant pas l’avis des Israéliens. Conscient que Washington pourrait basculer en faveur de l’Iran en cédant sur la question du statut des Gardiens de la révolution, Tel-Aviv aurait, à dessein, informé les Américains de l’assassinat de Khodayi, chef d’une unité secrète au sein de la force Al-Qods, afin de leur rappeler l’“activisme” terroriste des Pasdarans. L’opération devait également avoir valeur d’avertissement pour l’Iran.
“A la fureur des autorités israéliennes, cette information censée demeurer confidentielle a été rendue publique, vraisemblablement par Washington”
Or, à la fureur des autorités israéliennes, cette information censée demeurer confidentielle a été rendue publique, vraisemblablement par Washington. L’État hébreu a en effet nié officiellement toute implication dans la mort de Khodayi, comme à chaque opération menée contre l’Iran. Sortir cette guerre de l’ombre au grand jour risquerait en effet de susciter de violentes représailles de la part de Téhéran, ce qui n’est pas non plus l’objectif visé pour l’heure par Israël. Pourtant, les États-Unis ont choisi d’éventer la responsabilité de ses services de renseignements, sans doute pour complaire à la République islamique dans le cadre des négociations sur le nucléaire. Une telle prise de position confirme, aux yeux d’Israël, la volonté affichée de Joe Biden, déjà l’artisan de l’accord de Vienne de 2015 lorsqu’il était le vice-président de Barack Obama, de normaliser les relations avec l’Iran. Toutefois, si le retrait des Gardiens de la révolution de la liste des organisations terroristes demeure possible, les négociations patinent encore sur la question des garanties économiques réclamées par Téhéran.
Inimitié du monde arabe envers Israël : l’exemple irakien
Ainsi, s’il parvient incontestablement à étendre son influence diplomatique dans la région, l’État hébreu s’est néanmoins engagé dans une stratégie fragile, face aux ambiguïtés de l’administration Biden, beaucoup plus circonspecte envers les objectifs israéliens que Donald Trump, mais aussi face à l’inimitié qui persiste encore à son égard au sein du monde arabe. Le processus de normalisation des accords d’Abraham, s’il a déjà permis d’intégrer certaines pétromonarchies, rencontre toujours des oppositions frontales. Jeudi dernier, le Parlement irakien a ainsi adopté à l’unanimité une loi criminalisant toute forme de normalisation avec Israël : tout Irakien qui y séjournerait serait condamné à la prison à perpétuité, tandis que ceux qui établiraient des liens avec les institutions politiques, économiques ou culturelles israéliennes, y compris via les réseaux sociaux, serait condamné à mort.
“Jeudi dernier, le Parlement irakien a ainsi adopté à l’unanimité une loi criminalisant toute forme de normalisation avec Israël : tout Irakien qui y séjournerait serait condamné à la prison à perpétuité”
Alors que l’Irak connaissait depuis plusieurs années un débat clivant sur la pertinence d’une normalisation de ses relations avec l’État hébreu, et en dépit des conséquences économiques encore floues pour les compagnies pétrolières irakiennes, la radicalité de cette législation y met clairement fin, et sans doute pour longtemps, ouvrant un éventuel précédent pour d’autres pays du Moyen-Orient. Il n’est cependant guère étonnant que cette loi émane de Moqtada al-Sadr, compte tenu de la proximité du clerc chiite avec Téhéran, même si celle-ci a pu être fluctuante.
Changement de donne avec la guerre en Ukraine
Qu’elle passe par la voie législative ou par les “frappes” sécuritaires, la guerre de l’ombre entre l’Iran et Israël continue donc de s’opérer par proxy, afin d’éviter une réelle confrontation entre les deux principales puissances militaires du Moyen-Orient. Mais même s’il use également – avec un certain succès – de la voie diplomatique pour renforcer le front anti-iranien, l’État hébreu risque de rencontrer de fortes oppositions et surtout de ne pas bénéficier de son principal soutien, les États-Unis. Avant tout préoccupés par leurs intérêts immédiats, ils n’ont peut-être pas encore totalement abandonné l’idée de rétablir l’Iran sur la scène internationale, notamment pour répondre aux problématiques énergétiques imposées par la guerre en Ukraine.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 01/06/2022.