L’onde de choc de la double explosion qui a coûté la vie à 158 personnes et fait plus de 6000 blessés à Beyrouth mardi dernier atteint désormais la classe politique libanaise. Tout le weekend, les rues de Beyrouth ont vibré aux cris de « Révolution ! » lancés par les Libanais en colère, qui réclamaient plus que jamais la démission de leur gouvernement jugé incompétent, corrompu, et surtout responsable de l’accident. Les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants ont atteint un tel niveau de violence que le Premier ministre Hassan Diab a proposé la tenue d’élections parlementaires anticipées et leur a finalement donné gain de cause, en annonçant la démission de son gouvernement hier soir. Une façon d’admettre la faillite de son équipe gouvernementale et, plus largement, de toute la classe politique libanaise traditionnelle.
Comment 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, un produit chimique hautement toxique et dangereux servant à la composition d’engrais et d’explosifs, ont-elles pu rester entreposées durant six ans dans un hangar du port de Beyrouth ? Sans doute grâce à de nombreuses négligences, et une corruption qui gangrène le Liban depuis trop longtemps. Arrivé le 20 novembre 2013 dans la capitale libanaise, meurtrie la veille par un attentat d’un groupuscule d’Al-Qaïda contre l’ambassade d’Iran, le navire Rhosus, qui transportait la marchandise, n’est jamais reparti vers sa destination finale, le Mozambique, via Aqaba en Jordanie, en raison de nombreux défauts techniques. Après la faillite de son propriétaire, l’homme d’affaires russe Igor Grechushkin, la gestion de la cargaison est revenue aux autorités du port de Beyrouth, qui l’ont transférée dans le hangar 12 en août 2014. Il n’en est jamais reparti. Malgré de multiples avertissements émanant des services des douanes durant les cinq années suivantes, les autorités judiciaires ont laissé ce dangereux chargement aux oubliettes du port. Il a fallu attendre 2019 pour que la sûreté de l’Etat entame une enquête et établisse la dangerosité de l’entrepôt.
Le déclenchement de l’explosion suscite encore plus d’interrogations. Pour l’heure, une enquête locale et une commission ont été ouvertes et des investigations sont menées par l’armée, les services douaniers et les autorités portuaires s’accusant mutuellement de négligence. Vendredi, en marge de la visite d’Emmanuel Macron à Beyrouth, le président libanais Michel Aoun soulevait la « possibilité d’une interférence extérieure au moyen d’un missile ou d’une bombe » – certaines images vidéos, dont l’origine et la fiabilité restent néanmoins à vérifier, l’attestent – tout en rejetant la mise en place d’une enquête internationale, tout comme Hassan Nasrallah, le dirigeant du Hezbollah. Pourtant, la responsabilité de l’accident reviendrait bien, in fine, au gouvernement, la direction des ports dépendant du ministère des Travaux publics et du Transport.
Dans un pays déjà meurtri depuis des mois par une crise économique catastrophique, et où la moitié des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté, ce drame souligne avec une cruelle acuité la faillite de l’ensemble des élites libanaises. Si des voix s’élèvent en particulier contre le Hezbollah, le peuple libanais, lui, animé par une envie de « dégagisme » radicale, ne se trompe pas de procès politique et incrimine tous les partis, qu’ils soient chrétiens, sunnites ou chiites, pour leur incurie et leur corruption.
Comment alors réinventer un pacte social dans un pays multi-confessionnel, dont l’Etat failli est en proie aux appétits extérieurs ? C’est là le principal défi du Liban, et pour l’heure, seule sa population semble faire preuve d’un volontarisme politique à la hauteur de l’enjeu. Si les conférences et l’aide internationale restent bienvenues et nécessaires, la première étape doit indubitablement passer par un renouvellement de la classe politique libanaise. Or, proposer des élections anticipées ne répond pas à cette problématique qui est la principale revendication de la population, le Parlement libanais restant en effet largement la proie de ces forces politiques qu’elle souhaite renouveler.
Pour sortir le Liban du chaos, d’aucuns suggèrent une mise sous tutelle internationale sous l’égide de l’ONU pour restaurer un Etat failli tant sur le plan politique qu’économique. Les regards, y compris au Liban, se tournent alors spontanément vers la France pour y assurer, comme par le passé, son rôle de puissance mandataire. La levée de 250 millions d’euros en une journée, lors d’une visio-conférence tenue sous l’égide de l’ONU et de la France, tendrait à démontrer qu’un tel attelage pourrait mener cette sortie de crise à bien. Certes, l’intérêt de la France pour le Liban, pays qu’elle considère comme l’avant-poste de son influence au Moyen-Orient, est très ancien. La venue, deux jours après l’accident, du président français à Beyrouth, seul chef d’Etat étranger à avoir accompli à ce jour une telle démarche, traduit l’importance géopolitique de cette relation. Dans son discours de la Résidence des Pins, Emmanuel Macron a ravivé toute une mémoire commune, et rappelé la responsabilité de la France en tant que protectrice des chrétiens d’Orient au Liban et en Syrie.
Mais malgré tout le lyrisme déployé et l’apparente humilité d’un discours suggérant aux « forces politiques libanaises » la définition d’un « ordre politique nouveau », la brillante opération de communication n’a pas échappé aux accusations de néo-colonialisme. On oublie largement, et notamment au Liban, que la France de 2020 n’est plus celle d’il y a tout juste un siècle. L’ex-puissance mandataire, désormais en proie à une grave récession, a déjà largement démontré qu’elle n’avait plus les moyens de ses ambitions militaires ou diplomatiques. Inapte à soutenir l’Iran lorsque les Etats-Unis ont quitté le Joint Comprehensive Plan of Action en mai 2018, absente lorsque Daech menaçait d’envahir le Liban et de pourchasser les chrétiens d’Orient, ambiguë dans le conflit libyen et incohérente face à la Turquie, pourtant allié de plus en plus « gênant » au sein de l’OTAN, la France n’apparaît plus comme une puissance crédible, sauf aux yeux des nostalgiques d’un certain passé. Que peut la France, que peuvent les Européens, lorsqu’ils n’acceptent plus que leurs propres forces militaires meurent au combat ? Or, l’échiquier géopolitique laisse aujourd’hui apparaître une vérité dérangeante : l’avantage appartient non pas à la plus grande puissance militaire, mais au pays capable des sacrifices les plus lourds.
Dans ce domaine, bien d’autres grandes puissances, ces « prédateurs » que sont l’Iran, la Russie et la Chine, mais aussi la Turquie, ont désormais remplacé les Etats-Unis et les Européens au Proche et au Moyen-Orient. Autant de nations qui disposent de relais financiers et humains plus puissants que la France dans la région, et qui n’auront aucun intérêt à voir le Liban basculer dans la révolution ou la réforme pour préserver leur propre agenda en Méditerranée orientale. L’Iran notamment, mis en cause en raison de ses liens avec le Hezbollah et les autres partis chiites, peut se sentir effectivement libre d’intervenir s’il estime devoir protéger ses coreligionnaires. La classe politique libanaise elle-même poursuit un jeu ambigu, en appelant à l’intervention des « forces extérieures ». Lesquelles, et dans quel but – le bien commun, ou sa propre préservation ? – cela reste à voir. A l’image du Hirak en Algérie, c’est peut-être de la rue libanaise, animée par la colère et le désespoir, qu’émergera la force de changement la plus capable.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 18/08/2020.