Depuis 2011, la Libye n’est toujours pas parvenue à enrayer le cycle sans fin de la violence et de la guerre civile. La pacification du pays, accentuée par les appétits de pouvoir des seigneurs de guerre locaux, est rendue d’autant plus complexe par l’ingérence croissante de puissances étrangères. A son corps défendant, la Libye est ainsi devenue, comme la Syrie, le théâtre d’une guerre par procuration et l’enjeu des convoitises régionales et internationales.
Un état des lieux des forces en présence est nécessaire pour comprendre les ramifications du bourbier libyen, qui dépasse désormais largement ses frontières. Depuis la bataille de Tripoli le 4 avril 2019, deux autorités se disputent la Libye : le Gouvernement d’accord national (GAN), dirigé par Fayez Al-Sarraj et soutenu par les Nations Unies, et le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’armée nationale libyenne et maître de l’est du pays. Chacun de ces deux adversaires compte ses propres soutiens à l’étranger. Ainsi, le militaire est ouvertement soutenu par un axe régional partisan d’une restauration autoritaire composé des Emirats Arabes Unis, de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite. Mais ce sont surtout les alliances plus ou moins explicites d’Haftar et de Sarraj avec, respectivement, la Russie et la Turquie, deux grandes nations rivales qui aspirent à redevenir des empires, qui suscitent le plus d’attention.
La Russie et la Turquie regardent la Libye avec grand intérêt pour des raisons historiques, mais surtout économiques et politiques. Cet avant-poste du Moyen-Orient et de l’Afrique constitue en effet une position idéale pour le déploiement d’une marine militaire mais aussi l’exploitation de précieuses ressources énergétiques, tout en réduisant considérablement l’influence des Européens dans l’est de la Méditerranée. Aux yeux de Vladimir Poutine le conflit libyen est un moyen de renforcer son pouvoir fragilisé, d’autant plus facilement que les Européens, et particulièrement la France qui joue avec le maréchal Haftar un jeu ambigu au nom de la sécurisation du Sahel et de la lutte contre le terrorisme, en maîtrisent mal les complexités. On retrouve la même ambivalence du côté de Donald Trump, initialement soutien du GAN, devenu un sympathisant d’Haftar depuis son assaut sur Tripoli, sans doute aussi sous pression de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite.
Or, pour reprendre le mot d’Aristote, la nature a horreur du vide, et cela vaut aussi en politique. Vladimir Poutine peut s’appuyer sur une histoire ancienne entre la Russie et la Libye, objet de convoitise de Moscou depuis au moins 1945, et sur les liens commerciaux – en particulier en matière d’armement et de contrats d’exploitation énergétique – qui ont uni les deux pays sous le « règne » de Khadafi. En outre, le dictateur avait ouvert le port de Benghazi à la flotte russe, une position éminemment stratégique que la Russie souhaite ardemment reconquérir. En Libye, Vladimir Poutine met ainsi tout en œuvre pour devenir le pourvoyeur d’une solution politique qui en ferait un interlocuteur incontournable. Dès 2015, il a prêté une oreille attentive aux démarches du maréchal Haftar, qui a multiplié les séjours moscovites, pour obtenir le pouvoir en échange de contrats énergétiques et d’accès portuaires. Début janvier, Poutine a ainsi tenté – sans succès – d’obtenir la signature d’un cessez-le-feu entre le maréchal Haftar et le Premier ministre Fayez Al-Sarraj. A Berlin le 19 janvier dernier, le président russe a également participé à une conférence en vue d’une solution politique durable, même si les perspectives sont aujourd’hui toujours aussi floues. Dans l’attente, Poutine ne se ferme aucune porte et discute aussi bien avec Haftar qu’avec le chef du GAN, stratégie qui lui permettra, le moment venu, de devenir l’arbitre incontournable des rapports de force.
Mais un autre joueur, que le front pro-Haftar considère d’un très mauvais œil, s’est également invité sur l’échiquier libyen : la Turquie d’Erdogan, figure de proue diplomatique – comme le Qatar – des Frères musulmans. En effet, le président turc poursuit en Libye plusieurs objectifs stratégiques, centrés notamment sur l’obtention d’hydrocarbures essentiels à l’économie turque. C’est en ce sens qu’un accord a été signé le 27 novembre dernier entre Tripoli et Ankara pour renforcer la coopération des deux pays en matière de sécurité, et surtout pour déterminer la démarcation des frontières maritimes entre eux. C’est évidemment pour protéger cette alliance que les députés turcs ont approuvé le 2 janvier dernier une motion permettant au président Erdogan d’envoyer des troupes militaires en Libye en soutien à Sarraj dans sa lutte contre le maréchal Haftar. Politiquement, l’expansion turque ne vise rien de moins que de recréer la sphère d’influence qui était celle de l’Empire ottoman, obsession idéologique d’Erdogan depuis ses débuts au pouvoir, dont la Libye était l’une des provinces. Plus qu’aucun autre pays voisin, l’Egypte s’oppose à cette présence sur ses frontières occidentales. En effet, depuis la déposition en 2013 du président Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, par les militaires dirigés par Abdel Fattah Al-Sissi, les relations diplomatiques entre la Turquie et l’Egypte sont des plus mauvaises.
Pour l’heure, celui qui semble trouver son compte dans ces appétits qui s’aiguisent reste en premier lieu le maréchal Haftar, qui profite à loisir du soutien militaire et logistique de la Russie pour affaiblir son adversaire Sarraj et peut, d’autre part, réveiller le réflexe nationaliste et appeler les Libyens au djihad pour renverser le gouvernement soutenu par « l’envahisseur » turc. Même s’il se montre difficilement contrôlable, Haftar permettra sans doute à la Russie d’atteindre une partie de ses objectifs. Sous prétexte de négocier la paix, Moscou a toujours su profiter du chaos pour sécuriser ses approvisionnements énergétiques et surtout diminuer ses rivaux. Par sa simple présence en Libye, Poutine pourra à loisir contrer les ambitions européennes et turques, en combinant le front syrien au conflit libyen et en usant de la maîtrise des flux migratoires comme argument diplomatique.
Comme le résumait Ghassam Salamé, envoyé spécial de l’ONU, « la Libye n’est pas divisée entre deux hommes, elle a littéralement explosée en mille morceaux ». Si l’issue politique du conflit libyen reste pour l’heure totalement incertaine, il suffit de se remémorer l’exemple syrien et son épilogue pour entrevoir un avenir crédible et inquiétant pour la Libye.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 29/01/2020.