“Ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise” : voilà un précepte que la Turquie et les États-Unis pourraient adopter aisément. La chose peut paraître surprenante, surtout au vu du comportement erratique et de plus en plus autoritaire de la présidence de Recep Tayyip Erdogan. Certes, les Américains peuvent le cas échéant manifester de l’humeur vis-à-vis d’un allié aussi “gênant” que la Turquie au sein de l’Otan. Les provocations d’Ankara en Méditerranée orientale, son intervention en Libye, ses ambitions impériales sur toutes les terres qui étaient au temps de l’Empire ottoman sous sa juridiction, son chantage aux réfugiés, sont autant d’épines dans le pied de l’Union européenne, qui n’arrive pas à s’en défaire.
“Pour les chancelleries européennes comme pour Washington, la Turquie reste une interlocutrice si indispensable sur de trop nombreux dossiers, qu’il convient de ménager en dépit de ses ambitions stratégiques qui peuvent complexifier le jeu géopolitique.”
Le fait est que pour les chancelleries européennes comme pour Washington, la Turquie reste une interlocutrice si indispensable sur de trop nombreux dossiers – les guerres en Syrie et en Libye, les conflits de souveraineté maritime en Méditerranée, la question migratoire, les relations avec la Russie et l’Iran – qu’il convient de ménager en dépit de ses ambitions stratégiques qui peuvent complexifier le jeu géopolitique.
De multiples points de friction
Qu’on ne s’y trompe pas : la relation turco-américaine n’a jamais été aisée et s’est toujours fondée sur un rapport utilitariste entre les deux pays. Sur ce point, la constance est de mise, car rien n’a véritablement changé. Après 1945, la Turquie constituait pour les Américains un rempart à l’ambition soviétique au Moyen-Orient. Après 1991, et plus encore après le 11 septembre 2001, elle est devenue une interlocutrice incontournable avec le monde musulman sunnite, notamment pour contrebalancer l’influence de l’Arabie saoudite, une alliée américaine de moins en moins en odeur de sainteté à Washington.
“Ankara a bénéficié dès l’après-guerre des largesses américaines, tout en faisant des États-Unis l’incarnation de “l’ingérence étrangère”, le bouc émissaire idéal dans les périodes de tensions internes”
Pour sa part, Ankara a bénéficié dès l’après-guerre des largesses américaines, tout en faisant des États-Unis l’incarnation de “l’ingérence étrangère”, le bouc émissaire idéal dans les périodes de tensions internes et de multiples coups d’État qui ont jalonné l’histoire contemporaine de la Turquie. Et les mandats successifs d’Erdogan n’ont pas contribué à apaiser cette relation bilatérale fluctuante. Les points de friction sont multiples – le traitement des combattants kurdes, alliés essentiels des États-Unis en Syrie et en Irak face à Daech, détestés par Ankara ; sa proximité avec Moscou, ou encore ses multiples provocations face aux Européens. C’est enfin l’indépendance stratégique de la Turquie et le rêve néo-ottoman d’Erdogan qui ont achevé d’inquiéter les Américains vis-à-vis d’une alliée capable de faire les mauvais choix, quitte à embraser, à nouveau, le Moyen-Orient qu’ils ont tant de mal à apaiser.
Un point central de déploiement militaire
Pourtant, force est de constater que les États-Unis font preuve à l’égard de cette embarrassante alliée d’une surprenante mansuétude, pour ne pas dire de tolérance. Les intérêts stratégiques ne sont évidemment jamais loin pour expliquer cette situation, il convient d’en énumérer quelques-uns.
“L’aspect militaire est sans doute la préoccupation principale des Américains avec la Turquie”
L’aspect militaire est sans doute la préoccupation principale des Américains avec la Turquie. Parce que la géographie en a fait un carrefour stratégique et énergétique de premier plan entre l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient, parce que pour cette raison, elle héberge la base d’Incirlik, construite en 1951 par les États-Unis pour servir de principal point de déploiement vers le Moyen-Orient et l’Asie centrale, la Turquie est un élément fondamental de la stratégie militaire américaine dans la région. Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan impose de trouver une base de repli pour continuer à intervenir au Moyen-Orient. Or, le Pakistan refuse ce rôle, et la solution des bases des pétromonarchies arabes, voire d’un déploiement depuis les porte-avions stationnant dans les eaux du golfe Persique, a ses limites. La base turque d’Incirlik reste donc la plus indiquée, d’autant que c’est l’armée turque qui par ailleurs sécurise déjà l’aéroport de Kaboul.
Une puissance pour contrer l’Arabie saoudite, l’Iran et la Russie
De par son poids politique, religieux et historique, la Turquie incarne également une grande puissance au sein du monde musulman, qui peut faire contrepoids à l’influence saoudienne et servir de passerelle vers un monde que les Américains comprennent toujours aussi mal, malgré vingt ans d’interventionnisme au Moyen-Orient. Très habiles pour exploiter les rivalités entre leurs alliés, les États-Unis n’auront aucun mal à utiliser à leur avantage la compétition qui existe entre l’Arabie saoudite et la Turquie pour le leadership du monde musulman sunnite.
“Très habiles pour exploiter les rivalités entre leurs alliés, les États-Unis n’auront aucun mal à utiliser à leur avantage la compétition qui existe entre l’Arabie saoudite et la Turquie pour le leadership du monde musulman sunnite”
Deux autres puissances peuvent être aussi neutralisées grâce à l’alliance turque : l’Iran et la Russie. Sur la question iranienne, la Turquie représente véritablement un intérêt pour Washington. L’Iran se méfie autant de la Turquie que des Saoudiens, d’autant plus que 15 % de sa population est azérie et turophone. Téhéran s’efforce donc pour cette raison de ne pas la provoquer, et de préserver des relations cordiales dans la perspective d’exporter ses hydrocarbures vers l’Europe, à la faveur d’une levée des sanctions et d’un retour officiel sur la scène économique mondiale. Autant d’arguments dont peuvent user les États-Unis pour négocier avec la République islamique. De surcroît, conserver l’alliance turque leur permettrait de se trouver aux portes de l’Iran, autre facteur non négligeable à faire valoir dans le cadre des négociations, y compris sur les dossiers délicats du programme balistique iranien et de son réseau de proxies au Moyen-Orient.
Dans le cadre des relations avec Moscou, qui promettent d’être toujours aussi délicates pour l’administration Biden, un soutien accru à Ankara serait pertinent pour affaiblir la Russie, que ce soit sur le plan énergétique – les deux pays sont en concurrence sur le marché européen du gaz, notamment pour la Turquie grâce aux potentielles ressources iraniennes – ou sur le plan stratégique par exemple dans le Caucase, ce qui détourne la Russie de ses ambitions européennes et soulage quelque peu l’Otan et l’Union européenne.
Les Européens, seuls face à leurs différends avec la Turquie
Les Européens auraient tout intérêt à prendre conscience que cette real politik pratiquée à l’égard de la Turquie est un exemple supplémentaire de la supériorité des intérêts américains sur les leurs. En cas de tensions avec la Turquie, bien que tous soient alliés au sein du même traité militaire, les Européens ne doivent pas compter sur un soutien des États-Unis, qui d’ailleurs ne s’est jamais manifesté pour régler leurs différends, et pour cause. Pays de bientôt 100 millions d’habitants, puissance certes fragile, mais influente au sein du monde musulman, la Turquie reste ce pont qu’elle n’a jamais cessé d’être au cours de sa longue histoire, entre plusieurs pays, plusieurs cultures et aujourd’hui, plusieurs régions stratégiques sur le plan économique et géopolitique, dont les États-Unis ne souhaitent pas se passer.
“Pays de bientôt 100 millions d’habitants, puissance certes fragile, mais influente au sein du monde musulman, la Turquie reste ce pont qu’elle n’a jamais cessé d’être au cours de sa longue histoire, entre plusieurs pays, plusieurs cultures et aujourd’hui, plusieurs régions stratégiques”
C’est pour cette raison que, s’ils conservent un regard circonspect sur la dérive autoritaire du régime, ils se gardent bien d’envenimer les choses. Le dossier Fethullah Gülen, réfugié politique aux États-Unis depuis 25 ans et accusé par Erdogan d’avoir fomenté le coup d’État raté de 2016, est un bon exemple de ce délicat équilibre maintenu par Washington avec la Turquie, une alliée difficile, mais indispensable. Pour les Européens, ce constat devrait être une raison supplémentaire de gagner en autonomie stratégique et d’être en mesure de prendre seuls les décisions qui s’imposent à leurs portes.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 07/07/2021.