La mort d’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef du groupe Etat islamique, avait été annoncée par Donald Trump, le 27 octobre, après une opération militaire américaine. La mort d’Abou Bakr al-Baghdadi a été confirmée par l’organisation terroriste ce jeudi 31 octobre.
L’annonce de la mort d’Abou Bakr Al-Bagdhadi, « calife » autoproclamé de l’Etat islamique, survenue samedi 26 octobre, a été une nouvelle occasion pour Donald Trump de vanter les mérites des forces armées américaines et de sa politique étrangère… bien que ce raid ait été mené en coopération avec les Kurdes, lâchement abandonnés par leur allié face à la Turquie. La vantardise du président américain lui fait naturellement oublier la prudence minimum qui devrait accompagner ce genre de nouvelles.
Il est vrai que l’annonce de ce décès ponctue une série de revers subis par Daech depuis deux ans. En effet, depuis la mi-2016, les djihadistes ont perdu toutes leurs implantations territoriales, et même leur force de frappe à l’étranger semble être mise en sommeil. Si en France, 238 personnes ont été victimes d’attentats entre janvier 2015 et juillet 2016, le chiffre est fort heureusement tombé à 13 entre août 2016 et décembre 2018. Depuis cette période, la France n’a plus connu d’attentat d’envergure, et dans les autres pays de l’Union européenne, seules deux attaques ont fait plus de dix morts (Manchester en mai 2017 et Barcelone en août de la même année).
Loin de s’arrêter au raid du 26 octobre, les forces américaines ont accentué leur pression sur les membres de l’organisation terroriste les jours suivants, tué de toute évidence le successeur présumé de Bagdhadi, Abou Hassan Al-Mouhajir, dans le nord-ouest syrien, et saisit plusieurs prisonniers soupçonnés d’être affiliés à Daech. Pour l’heure, et malgré un président désireux de retirer toutes ses forces du Moyen-Orient, le Pentagone semble réussir son opération tactique contre une résurgence de l’organisation terroriste.
Mais si la mort de l’homme le plus recherché du monde porte effectivement un coup très dur à l’organisation terroriste, celle-ci est loin d’être réduite à néant. L’évènement n’a d’ailleurs pas suscité tant de cris de victoire au Moyen-Orient, et a même été accueilli avec une relative froideur. Les officiels iraniens ont ainsi largement minimisé la portée symbolique du raid américain, en rappelant que Daech avait déjà reculé depuis longtemps en Syrie et en Irak grâce à l’intervention des forces régionales, l’Iran et ses alliés en tête. Les plus cyniques, comme le ministre de l’Information Mohammad Javad Azari Jahromi, n’ont même pas hésité à flirter avec la théorie du complot en répondant au tweet bravache de Donald Trump « Quelque chose d’important vient de se produire ! » par un commentaire lapidaire et révélateur : « La belle affaire ! Vous avez simplement éliminé votre créature ».
Au-delà de la provocation, la seule question qui prévaut désormais est bien celle de l’avenir du mouvement terroriste. A ce titre, la réaction iranienne souligne une réalité politique tangible : la mort d’Al-Bagdhadi ne signera pas la fin du terrorisme ni du sectarisme. Le net affaiblissement que l’on observe actuellement au sein de Daech ne fait sans doute que précéder une phase d’adaptation et de reconfiguration, qui sera peut-être ralentie par d’éventuelles querelles de succession et des rivalités, mais qui n’efface en rien sa dangerosité. En outre, l’EI bénéficie toujours d’une large réserve financière – entre 50 et 300 millions de dollars selon l’ONU – qui lui permet de nourrir des cellules dormantes et de mobiliser des combattants en Syrie, en Irak et dans le monde entier. Autant d’éléments qui en font une menace constante et avide de s’étendre à d’autres zones tendues comme l’Afrique de l’Est ou l’Asie du Sud-Est. Tel l’hydre de Lerne, dont les têtes repoussent perpétuellement une fois coupées, le terrorisme islamiste a toujours su s’adapter à la perte de ses chefs. Pas plus que la mort d’Oussama Ben Laden n’a entraîné la fin d’Al-Qaïda, la mort de Bagdhadi n’entraînera celle de Daech. Poussés par la nécessité de s’adapter pour survivre, les deux mouvements ne cesseront pas d’exister, tant que les causes qui les ont engendrés ne seront pas réglées. Celles-ci se nourrissent depuis plusieurs décennies d’un puissant ressentiment au sein du monde arabe.
Daech comme Al-Qaïda ont été fondés sur le même terreau idéologique, qui en font des symboles difficiles à atteindre et à anéantir. Près de vingt ans après le 11 septembre 2001, et quarante ans après les débuts du djihad en Afghanistan, les ressorts qui les ont motivés hier sont restés les mêmes aujourd’hui : une pensée mortifère mais cohérente, qui redonne du sens à des individus en rupture ou marginalisés socialement, à la recherche d’une raison d’exister et inquiets face au progrès et à la mondialisation, des Etats et institutions corrompus qui ne répondent pas aux besoins de leur population et encore moins aux demandes de la jeunesse, des zones de conflit sans fin, une insécurité et une frustration renforcées par l’interventionnisme occidental. La différence majeure peut-être, et non négligeable, avec les djihadistes d’hier, réside évidemment dans le perfectionnement des nouvelles technologies de communication et leur facilité d’accès, qui permettent désormais une mobilisation transnationale sans précédent.
L’actualité offre à ce titre une véritable photographie du dilemme qui secoue le monde musulman actuellement. Au Liban et en Irak, les manifestations appelant à des régimes plus laïcs et démocratiques séduisent les plus ouverts, tandis que les plus conservateurs, qu’ils résident au Yémen, en Afrique ou en Asie du Sud-Est, restent fidèles à Daech précisément en raison de sa radicalité et de sa brutalité, avec laquelle même Al-Qaïda ne parvient plus à rivaliser. Loin d’être décapité, l’EI saura sans doute profiter du chaos régional et surtout des dissensions entre ses ennemis pour se reconstruire et se développer sous une autre forme.
Entre manifestations pacifiques et tentation de l’islam radical, le Moyen-Orient se trouve toujours à la recherche d’un nouveau modèle politique. Si l’intervention militaire reste indispensable à court terme pour lutter contre les mouvements terroristes, seules des actions politiques concrètes visant à stabiliser la région et assurer l’indépendance de ses Etats permettront de réduire efficacement l’attraction que Daech et ses avatars peuvent encore exercer.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 02/11/2019.