Quand Washington multiplie les colossaux plans de soutien financier et logistique envers l’Ukraine, la Russie achète des armes auprès de l’Iran. Que la technologie des drones Shahed 136 ait été importée en vue d’une fabrication russe, ou que les appareils aient été directement achetés à Téhéran, importe finalement assez peu. Guerre par proxy s’il en est, le conflit ukrainien oppose certes Kiev à Moscou, mais plus largement deux visions contraires de l’ordre mondial.
“Guerre par proxy s’il en est, le conflit ukrainien oppose certes Kiev à Moscou, mais plus largement deux visions contraires de l’ordre mondial”
Par le jeu des alliances et des proximités idéologiques, chaque pays est en train de choisir son camp, dans une nouvelle guerre froide où deux blocs se distinguent à nouveau clairement : le traditionnel bloc occidental, qui réunit les États-Unis et l’Union européenne, et un bloc asiatique, qui dépasse largement la sphère d’influence de l’ancienne Union soviétique. La Russie et la Chine s’imposent comme les deux super-puissances moteurs de ce nouveau mouvement d’opposition à l’hégémonie occidentale, qui s’affermit depuis plusieurs années et s’est incarné directement sur le terrain ukrainien.
Le pouvoir d’attraction des Brics et de l’OCS
Mais bien au-delà du domaine militaire, le véritable risque pour le modèle élaboré et défendu par les États-Unis depuis 1945 est désormais d’ordre géoéconomique. C’est en effet par des outils de multilatéralisme et d’inclusion économique concurrents, en premier lieu le groupe des Brics [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, ndlr] ainsi que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), que l’Eurasie cherche à s’imposer face à l’hyperpuissance américaine. Et le pouvoir d’attraction que ces instances exercent sur des pays toujours plus nombreux interroge sur l’aura réelle du modèle occidental à travers le monde.
“C’est par des outils de multilatéralisme et d’inclusion économique concurrents, en premier lieu le groupe des Brics ainsi que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), que l’Eurasie cherche à s’imposer face à l’hyperpuissance américaine”
Quelques mouvements géopolitiques récents tendent à confirmer cette tendance. Le rapprochement militaire entre l’Iran et la Russie contribuera sans doute à mettre un coup d’arrêt définitif à la résurrection de l’accord sur le nucléaire iranien. C’est au demeurant une manière indirecte de conserver une épine dans le pied des Occidentaux, qui auraient pu bénéficier des hydrocarbures iraniens en cas de levée des sanctions. Au contraire, l’administration conservatrice en poste à Téhéran maintient son orientation stratégique vers l’est et l’Asie centrale, comme l’intégration de l’Iran à l’OCS ou le “Lion-Dragon deal” [accord de coopération entre l’Iran et la Chine signé en avril 2021, ndlr] en témoignaient déjà.
“En choisissant la Russie, Riyad semble s’être inscrite ouvertement dans une démarche pro-asiatique et une remise en cause quasi explicite de sa longue alliance avec les États-Unis”
Au-delà d’un rapport toujours ambivalent aux États-Unis et de ses préoccupations budgétaires, la gifle imposée à Washington par l’Arabie saoudite il y a quelques semaines [la décision de cette dernière de baisser les quotas de production de pétrole est favorable à la Russie, ndlr] pouvait être interprétée comme un autre indice de cette évolution. En choisissant la Russie, Riyad semble s’être inscrite ouvertement dans une démarche pro-asiatique et une remise en cause quasi explicite de sa longue alliance avec les États-Unis, jugée de plus en plus décevante.
La Turquie tentée par le TurkStream
Pourtant alliée des Occidentaux de par son appartenance à l’Otan, la Turquie tente pour sa part de maintenir une position d’équilibre entre la Russie et les Européens. Cependant, l’enthousiasme du président Erdogan pour la proposition de son homologue Vladimir Poutine, qui vise à faire de la Turquie un hub gazier permettant d’acheminer le gaz russe vers l’Europe, démontre là aussi une forte tentation pour l’Asie, en dépit des critiques de l’opposition turque et des craintes envers des sanctions occidentales.
“Le potentiel du futur TurkStream soutenu par Moscou permettrait à Ankara de contrôler non seulement l’acheminement des hydrocarbures russes, mais aussi d’être véritablement un carrefour énergétique”
Le potentiel du futur TurkStream soutenu par Moscou permettrait à Ankara de contrôler non seulement l’acheminement des hydrocarbures russes, mais aussi d’être véritablement un carrefour énergétique, avec d’un côté l’Asie centrale via l’Iran et l’Azerbaïdjan, mais aussi l’Afrique du Nord avec l’exploitation des ressources de la Libye. En dépit des difficultés du projet et d’une capacité qui n’égalera pas celle du NordStream, les deux alliés russe et turc y voient leur intérêt : éviter l’exclusion totale du jeu européen pour la Russie, ouvrir ses horizons économiques et géopolitiques pour la Turquie.
Le futur pouvoir de nuisance des Brics +
Turquie, Arabie saoudite, Iran : cette triade a en commun de souhaiter adhérer aux Brics ou à l’OCS, voire aux deux. L’Arabie saoudite serait, semble-t-il, candidate dès 2023, mais n’est pas pionnière en la matière au Moyen-Orient. L’Iran aurait déjà entrepris des démarches via l’Irak, tandis que la Turquie se montre particulièrement pressée d’adhérer formellement au groupe, tout comme à l’OCS où elle a déjà un poste d’observatrice très assidue. Ces adhésions, si elles se concrétisaient, contribueraient à l’émergence de ce que les analystes nomment “BRICS +”, une forme “augmentée” du groupe actuel qui ambitionne de réunir des économies clés du G20 (comme l’Argentine ou l’Indonésie) et d’autres économies régionales de premier plan à travers tous les continents, comme le Kazakhstan, le Sénégal, le Nigeria ou l’Égypte.
“Turquie, Arabie saoudite, Iran : cette triade a en commun de souhaiter adhérer aux Brics ou à l’OCS, voire aux deux. Le potentiel de disruption de ces nouveaux poids lourds géopolitiques est aisé à se représenter”
Le potentiel de disruption de ces nouveaux poids lourds géopolitiques est aisé à se représenter. Un processus d’adhésion aux Brics entamé par l’Arabie saoudite aura ainsi des conséquences immédiates sur les pétrodollars (ces dollars américains obtenus par les pays exportateurs de pétrole en vertu de leurs contrats libellés en dollars, ensuite réinvestis dans l’économie américaine) et donc sur l’équilibre économique des États-Unis. Les Brics au demeurant ne cachent pas leur volonté de déterminer une monnaie mondiale adossée aux matières premières, qui serait capable de contourner la primauté du dollar américain, un objectif qu’ils partagent avec les membres de l’OCS et qui tend à renforcer la synergie de leurs relations. Les échanges entre la Russie et l’Inde libellés en roupies, les échanges entre la Russie et la Turquie en partie payés en lires turques, ou encore les efforts de la banque russe VTB pour transférer des fonds en yuans et ainsi contourner le système SWIFT dont la Russie est exclue depuis l’invasion de l’Ukraine, en sont des exemples concrets.
Ces réalignements géopolitiques risquent donc de frapper les Occidentaux au cœur de ce qui fait leur solidité : le poids de leurs économies au sein du marché mondial. Certes, les processus ne sont pas encore entamés. Mais l’activisme diplomatique accru dans cette optique laisse peu de doute sur la volonté des pays à la manœuvre, la Russie et la Chine, de porter le fer sur un champ de bataille où leur potentiel peut être redoutable.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 03/11/2022.