Alors que le conflit ukrainien a dépassé les 400 jours, le flux d’échanges militaires entre Téhéran et Moscou ne donne aucun signe d’affaiblissement. L’Iran a fourni à la Russie des centaines de drones Shahed, obtenant en retour des avions de chasse Sukhoi-35 ainsi que de l’armement occidental saisi par l’armée russe en Ukraine.
Nouvelle stratégie militaire de la Russie
Des systèmes de défense antiaériens et des hélicoptères de combat feraient également partie des tractations entre l’Iran et la Russie. L’Iran est devenu à l’heure actuelle l’un des principaux, si ce n’est le premier, client de l’industrie militaire russe, puisque leur relation sécuritaire touche également à l’entraînement des forces armées et au développement d’armements de pointe.
“L’Iran est devenu à l’heure actuelle l’un des principaux, si ce n’est le premier, client de l’industrie militaire russe”
Le renforcement de cette collaboration dénote un véritable changement dans la stratégie militaire de la Russie. Si celle-ci n’excluait pas l’Iran, pays sous sanctions internationales depuis quarante ans, de son circuit commercial, elle lui vendait des armes avec parcimonie afin de maintenir des relations équilibrées avec ses autres partenaires au Moyen-Orient. Avant le conflit en Ukraine, la dernière transaction militaire notable entre les deux pays remontait à 2016, lorsque Téhéran s’était équipé du système de défense antiaérien S-300 russe. Depuis le début des années 2000, avec la livraison d’avions d’attaque au sol Sukhoï Su-25, plus aucun contrat de ce type n’avait été signé. Aujourd’hui, la relation bilatérale actuelle a des parfums de guerre froide, époque où l’URSS fournissait l’essentiel de son armement à l’Iran, des avions de combat aux sous-marins en passant par les chars.
Peu de conséquences à court terme pour le Moyen-Orient
Dans l’immédiat, l’accroissement de cette relation privilégiée avec Téhéran pourrait ne pas avoir de conséquences négatives pour le Moyen-Orient. L’influence régionale de l’Iran, assortie de ses capacités opérationnelles militaires et potentiellement nucléaires, inquiètent en effet ses voisins, en premier lieu l’Arabie saoudite, ce qui explique en partie les efforts de rapprochements diplomatiques qui ont eu lieu ces dernières années pour aboutir, dans le cas de Riyad, à un début de normalisation en mars dernier. Pour autant, l’effort de guerre russe en Ukraine et les considérables pertes matérielles et humaines accusées en Europe orientale, risquent de réduire momentanément les exportations d’armes de Moscou. De même, les sanctions contre l’industrie de défense russe rendront l’approvisionnement en pièces détachées difficile pour l’Iran. L’armée iranienne, qui s’est par ailleurs fortement spécialisée dans l’utilisation de capacités balistiques, devra former un corps de pilotes affectés à ses nouveaux avions de chasse. Du temps sera donc nécessaire avant d’intégrer la totalité de l’arsenal russe aux forces iraniennes de manière efficace sur le terrain.
À long terme, risque de déstabilisation de la région
À long terme en revanche, la coopération militaire entre l’Iran et la Russie pourrait générer un dangereux déséquilibre au Moyen-Orient.
Motivé par la demande extérieure, l’Iran va être en mesure d’accroître ses capacités technologiques au sein d’une industrie militaire déjà très développée, qui excelle par ailleurs en matière de rétro-ingénierie à partir d’armes occidentales. Plusieurs “imitations” très réussies ont déjà été observées dans l’espace aérien israélien en 2018, tandis que les proxys iraniens en Syrie et au Yémen semblent bénéficier de longue date d’une version iranienne très convaincante du missile anti-char américain BGM-71 TOW. Une armée iranienne dotée de capacités plus avancées aura nécessairement des conséquences sur son influence régionale et son réseau de proxies, lui-même mieux équipé, et donc sur la guerre officieuse entre l’Iran et Israël.
“Une armée iranienne dotée de capacités plus avancées aura nécessairement des conséquences sur son influence régionale et son réseau de proxies, lui-même mieux équipé, et donc sur la guerre officieuse entre l’Iran et Israël”
La Russie risque également de recentrer ses exportations d’armes vers l’Iran pour des raisons économiques, rompant ici avec une longue tradition relativement équilibrée entre Téhéran et les autres puissances du Moyen-Orient. L’Égypte, l’Algérie ou l’Inde, hier principales clientes de l’industrie de défense russe, se trouvent en effet aujourd’hui reléguées au second plan en raison de l’impact des sanctions américaines sur les transactions avec les industries russes. Les Sukhoï-35 reçus par l’Iran étaient ainsi initialement achetés par Le Caire, qui a annulé la vente face au risque de représailles américaines.
Inquiétante prolifération
Alors que la région est déjà l’une des principales importatrices d’armes au monde et compte neuf des quinze premiers pays en matière de dépenses de défense rapportées au PIB (Oman, Koweït, Algérie, Jordanie, Arabie saoudite, Maroc, Israël, Émirats arabes unis et Qatar, selon les données de 2022), un contexte renforçant unilatéralement la puissance militaire de l’Iran risque de stimuler fortement la course à l’armement et de compromettre tous les efforts diplomatiques actuellement à l’œuvre, alors que ceux-ci demeurent fragiles. En effet, bien qu’un processus de normalisation, donc de désescalade, soit sincèrement engagé entre l’Iran et l’Arabie saoudite, aucun facteur de déstabilisation n’a été encore abordé – et notamment la stratégie militaire de l’Iran, via son réseau de proxies et son avancée en matière nucléaire.
Sous l’influence de la Russie qui poursuit ici son propre agenda, cette tendance à la prolifération peut donc être grandement préjudiciable à la stabilité du Moyen-Orient, en fragilisant la dynamique positive engagée avec ses voisins arabes, et en encourageant l’État hébreu à s’engager dans un conflit ouvert avec Téhéran. Profitable, pour l’heure, aux deux pays sous sanctions d’un point de vue économique et opérationnel, la collaboration entre la Russie et l’Iran pourrait in fine affaiblir leurs propres positions au Moyen-Orient, en exacerbant une fois de plus les potentialités conflictuelles d’une région où les efforts diplomatiques ont toute l’apparence d’un rocher de Sisyphe.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 03/05/2023.