En mai 2018, à l’issue des élections législatives qui ont permis à la coalition de Moqtada Al-Sadr et des communistes d’arriver en tête, les observateurs voyaient en Barham Saleh, actuel Président de la République d’Irak d’origine kurde, et Abdul Mahdi, son Premier ministre, d’obédience chiite, deux technocrates suffisamment compétents pour dépasser les clivages religieux et les factions politiques. Certes, chômage, corruption, absence de services publics et destruction des zones reprises à Daech s’imposaient comme autant de dossiers difficiles à affronter, mais ils apparaissaient en tout cas comme deux personnalités engagées dans l’amélioration de la situation du pays.
Pour sa part, l’écrivain Zaid Al-Ali, auteur du livre The struggle for Iraq future, how corruption, incompetence and sectarism have undermine democracy, lançait une prédiction désabusée qui fissurait ce bel unanimisme : « Rien d’extraordinaire ne va se produire. Abdul Mahdi, qui est un apparatchik, a été choisi non pas à cause de sa vision pour l’Irak, mais parce qu’il ne menace aucun des partis majoritaires. Ceux qui souhaitaient une continuité du pouvoir seront ravis. Ceux qui voulaient des réformes ou un changement majeur de politique, seront déçus. C’est un vote pour la continuité. » Les récents évènements vécus par l’Irak ces dernières semaines lui ont étrangement donné raison.
Depuis le 1er octobre, des manifestants, en majorité des jeunes chômeurs et des hommes issus de quartiers défavorisés, s’opposent aux forces de l’ordre dans les rues de Bagdad, surtout dans le bastion chiite de Sadr Citr, ainsi que dans le sud chiite du pays. La contestation a démarré sur fond de revendications sociales, contre la corruption qui gangrène le pays, contre le chômage et l’absence quasi totale de services publics fonctionnels. Celles-ci ne sont pas surprenantes, dans un pays riche de son pétrole, où un habitant sur cinq vit pourtant sous le seuil de pauvreté. Les habitants des provinces chiites contestataires vivent sans eau courante ni électricité depuis 14 ans.
Pour autant, la réponse du gouvernement Mahdi a été d’emblée la violence, et les forces de l’ordre tirent délibérément dans la foule avec l’intention de tuer. Six jours après le début des manifestations, le ministère de l’Intérieur irakien comptabilisait ainsi plus d’une centaine de personnes tuées et 6100 blessées. Chaque côté revendique ses « martyrs », les manifestants se disant prêts à lutter « jusqu’à la chute du régime », tandis que les forces de sécurité, en grande partie renforcées par des milices chiites pro-iraniennes, stigmatisent les « ennemis » qui suscitent le chaos et jurent pour leur part, comme la virulente milice Hashd Al-Chaabi, d’arrêter le « coup d’Etat » par tous les moyens.
Des chiites irakiens qui manifestent contre leur gouvernement chiite, dans un pays où ceux-ci, majoritaires – en Irak, 60% des 39 millions d’habitants sont chiites – ont longtemps été oppressés par le régime sunnite de Saddam Hussein, la situation pourrait étonner.
Il faut cependant comprendre qu’en plus des demandes initialement sociales, les manifestants revendiquent désormais la fin de l’ingérence extérieure, qu’elle soit américaine ou iranienne, dans les affaires intérieures d’Irak. Depuis le début des manifestations, les slogans contre les partis et factions chiites au pouvoir, ainsi que leur parrain iranien, se font ainsi largement entendre. Plusieurs de leurs sièges ont été incendiés par des manifestants dans le sud du pays.
Ce qui se passe dans les rues irakiennes depuis une dizaine de jours ressemble fort à l’explosion de toutes les tensions accumulées depuis quatorze ans au sein de la population. Outre la demande d’une vie décente, celle-ci est désormais animée par la défense nationaliste de son « irakité ». Après l’invasion américaine de 2003 et le chaos qui s’en est suivi, l’Irak est devenu la proie de factions politiques, relayées sur le terrain par des milices d’obédience chiite. La chute du régime de Saddam Hussein a surtout incarné pour le puissant voisin iranien, qui n’en espérait pas tant, l’occasion rêvée de faire du pays une arrière-cour et une zone à la fois d’influence et de sécurité, qui ainsi ne représenterait plus jamais la moindre menace pour Téhéran. Le souvenir de la guerre entre les deux pays, qui fit près de 800 000 morts entre 1980 et 1988, a suffisamment traumatisé l’Iran pour que celui-ci cherche à tout prix à éviter qu’une telle situation se reproduise à l’avenir. Aussi, ces dernières années, la République islamique a largement oeuvré pour favoriser les chiites d’Irak, grâce à un vaste réseau de relais politiques et paramilitaires, afin non seulement de développer son influence, mais aussi de maintenir l’Irak dans une relative situation de faiblesse.
Las, l’arrivée de Daech en Irak en 2014, et toute l’entreprise de reconquête de Falloudjah, Mossoul et Tikrit par les Irakiens, a plongé de nouveau le pays dans la guerre civile. L’ayatollah Al-Sistani, en appelant au djihad contre l’Etat islamique, suscite l’enrôlement de milliers de volontaires dans les milices chiites. Mais la reconquête des territoires occupées, couronnée de succès, entraîne aussi un regain de nationalisme et de fierté au sein de la population irakienne, et donc une défiance croissante contre les « étrangers », Américains et surtout Iraniens.
Un homme, en particulier, a su saisir les aspirations profondes des Irakiens et la mesure du ressentiment populaire dans une période de refondation, pour confectionner un discours populiste et contestataire : ce n’est donc pas un hasard si Moqtada Al-Sadr s’exprime beaucoup depuis le début des manifestations et les soutient.
Faiseur de rois suite aux législatives de 2018, où il est arrivé en tête avec les communistes et surtout devant l’Alliance Fatah soutenu par l’Iran (dirigée notamment par la milice chiite Badr) il a eu l’habileté de ne pas réclamer le poste de Premier ministre pour mieux incarner un contre-pouvoir. L’excellent tribun, fils d’une illustre famille de clercs chiites – son père en particulier, Mohammed Sadeq Al-Sadr, assassiné en 1999 sur ordre de Saddam Hussein, jouit toujours d’une aura incontestable – n’aime pas l’Iran… et aimerait bien être maître en son royaume, l’Irak, sans intervention extérieure.
Habile politique – d’aucuns diront opportuniste spécialiste du retournement de veste – il a réussi à s’allier les sunnites, les Kurdes et même les laïcs. Entre l’Iran et le chef religieux, la méfiance constitue l’essentiel des relations. Au Moyen-Orient, la presse pose même ouvertement la question : Al-Sadr est-il fondamentalement opposé à l’influence iranienne en Irak, ou tient-il ce discours à des fins électoralistes, compte tenu de ses relations ambivalentes avec Téhéran ? Sa milice, dit-on, n’aurait jamais vu le jour sans le soutien de l’Iran… Cependant, le séjour qu’Al-Sadr effectua en Iran entre 2008 et 2011 affermit radicalement sa pensée politique en faveur d’un nationalisme xénophobe, dont le slogan pourrait être « Iraq First », et qui est aujourd’hui son fond de commerce électoral.
Un pied dedans, un pied dehors, Al-Sadr joue alternativement sur le côté anti-système et sur sa connaissance parfaite des rouages de l’establishment chiite au pouvoir. Aujourd’hui, il voit sans doute l’occasion d’asseoir encore davantage son hégémonie sur la scène politique irakienne, et de défier l’Iran, en reprenant à son compte les slogans anti-corruption et anti-sectaires des manifestants. Il a ainsi sans surprise appelé le gouvernement à démissionner face à la pression de la rue.
Les pouvoirs en place, pour leur part, semblent dépassés par l’ampleur de la situation. Particulièrement fragilisé, le Premier ministre Mahdi n’a pas su trouver les mots pour apaiser les tensions, et ses promesses de réformes sociales n’ont trouvé aucun écho. Sortant de sa réserve, le Président Saleh lui-même a appelé hier à cesser l’escalade. Plus étonnant, l’ayatollah Al-Sistani a largement déçu les manifestants en ne prenant pas clairement fait et cause pour leur combat. Du bout des lèvres, il a également réclamé du gouvernement qu’il accède à leurs demandes légitimes, sans plus d’implication. Pris entre deux feux, celui de l’Iran et celui des chiites irakiens, l’ayatollah ne peut que jouer sur l’ambiguïté. Peut-être, aussi, hésite t-il sur la position à adopter, alors que le chaos menace à nouveau d’emporter l’Irak. L’Iran en effet a tout à perdre à voir les manifestations prendre de l’ampleur et servir, avant tout, les intérêts d’un populiste opportuniste qui retirerait l’Irak de sa sphère d’influence et en ferait potentiellement, à nouveau, un ennemi à ses portes.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 09/10/2019.