Les catastrophes permettraient-elles de réunir les peuples ? Le séisme du 6 février dans le sud-est de la Turquie a en effet permis de créer une situation géopolitique inédite : la réouverture de la frontière terrestre turco-arménienne, fermée depuis 30 ans, à l’initiative d’Erevan et à deux reprises. À la grande surprise des Turcs, l’Arménie s’est en effet montrée solidaire de sa voisine et a dépêché de l’aide dans une région pourtant lourdement marquée par le passé, puisque le génocide de 1915 y avait fait de nombreuses victimes arméniennes.
“L’envoi par l’Arménie des secouristes et d’une aide humanitaire conséquente a été salué comme un effort généreux et inattendu par la diplomatie turque”
Deux questions, rendent toute normalisation particulièrement difficile : le soutien d’Ankara à l’Azerbaïdjan, notamment sur la question du Haut-Karabakh, et la reconnaissance du génocide arménien de 1915, dont la Turquie persiste à nier l’existence
Conséquence directe de la première guerre du Haut-Karabakh (1991-1994) entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, son proche allié, la Turquie avait rompu ses relations diplomatiques avec Erevan en 1993, et les deux voisins gardaient depuis lors leur frontière fermée à double tour. Aussi, l’envoi par l’Arménie des secouristes et d’une aide humanitaire conséquente – cinq camions acheminant près de 100 tonnes de biens de première nécessité, aide alimentaire et médicale – a été salué comme un effort généreux et inattendu par la diplomatie turque. Faut-il donc voir dans ces circonstances exceptionnelles les prémices d’une réconciliation plus profonde et durable ?
De timides avancées, malgré le soutien turc à l’Azerbaïdjan
Certes, moins d’un an après la fin de la “guerre des 44 jours” entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, le président turc Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan avaient évoqué la perspective d’une normalisation entre leurs pays, et nommé des envoyés spéciaux en décembre 2021. Un projet de réouverture progressive de la frontière, qui devait autoriser le passage des ressortissants étrangers et des vols de fret aérien entre la Turquie et l’Arménie, était également prévu pour l’automne dernier. L’agression de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie en septembre 2022 a suspendu temporairement ce projet pilote. Preuve d’un certain volontarisme sur le sujet, la Turquie a autorisé les vols de fret début 2023, et dix jours à peine après l’envoi de l’aide humanitaire arménienne, les ministres des Affaires étrangères turc et arménien se rencontraient à Ankara et décidaient de l’ouverture de la frontière turco-arménienne aux ressortissants étrangers et aux détenteurs de passeports diplomatiques, comme prévu à l’automne dernier, pour la prochaine saison touristique.
“Deux questions, rendent toute normalisation particulièrement difficile : le soutien d’Ankara à l’Azerbaïdjan, notamment sur la question du Haut-Karabakh, et la reconnaissance du génocide arménien de 1915, dont la Turquie persiste à nier l’existence”
Bien que timides, les tentatives de rapprochement semblent donc se poursuivre. Pour autant, les Arméniens restent très critiques envers la “turcophilie” du gouvernement de Nikol Pashinyan, et naturellement méfiants face à une éventuelle évolution de leurs rapports avec la Turquie, car deux questions, dont la résolution demeure épineuse, rendent toute normalisation particulièrement difficile : le soutien d’Ankara à l’Azerbaïdjan, notamment sur la question du Haut-Karabakh, et la reconnaissance du génocide arménien de 1915, dont la Turquie persiste à nier l’existence.
La pression de Bakou contre la normalisation
Si la Turquie et l’Arménie ont rompu leurs relations diplomatiques en raison du soutien turc à l’Azerbaïdjan au début des années 1990, les deux voisines ont néanmoins tenté de se réconcilier à plusieurs reprises, ainsi en 2009 lors de la signature des protocoles de Zurich. Mais ceux-ci n’ont pourtant jamais abouti en raison de la pression de Bakou, qui menaçait de suspendre sa coopération énergétique avec la Turquie fortement dépendante de ses exportations gazières. De même, en juillet dernier, lorsque l’Arménie et la Turquie ont annoncé qu’elles prévoyaient d’ouvrir temporairement leur frontière, l’Azerbaïdjan a fermé sa propre frontière avec la Turquie, officiellement pour cause de pandémie de Covid-19. Officieusement, parce que ce rapprochement diplomatique contrevient à ses ambitions dans l’enclave du Haut-Karabakh, et au projet panturquiste qu’il entretient avec la Turquie.
Un ménage à trois déséquilibré
Le processus de normalisation entre Ankara et Erevan se déroule en effet en parallèle des négociations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sur la question de l’indépendance du Haut-Karabakh et du devenir des Arméniens de l’enclave. Indirectement, les deux processus sont évidemment liés. La Turquie cherche à stabiliser le Caucase du Sud avant tout pour servir ses propres objectifs géostratégiques – la question énergétique demeurant ici centrale – ce qui peut l’amener à faire office de médiatrice entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
“La Turquie cherche à stabiliser le Caucase du Sud avant tout pour servir ses propres objectifs géostratégiques – la question énergétique demeurant ici centrale – ce qui peut l’amener à faire office de médiatrice entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan”
Mais ce ménage à trois proposera-t-il une issue équilibrée et satisfaisante pour l’Arménie, à l’heure actuelle la plus faible de ce délicat triangle diplomatique ? Rien n’est moins sûr, en tout cas aux yeux des Arméniens. Ceux-ci n’oublient ni les liens énergétiques et militaires qui unissent la Turquie et l’Azerbaïdjan, ni leur adhésion à une idéologie qui menace directement l’existence même de leur pays.
L’ombre du génocide arménien
Reste enfin la question essentielle et irrésolue, depuis plus d’un siècle, de la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie, qui n’a donné aucun signe d’avancée pendant les vingt ans de “règne” d’Erdogan, et demeure un tabou largement partagé au sein de la classe politique turque. On imagine mal que l’Arménie accepte de céder sur ce point, fût-ce pour obtenir une paix durable – et par ailleurs, comment la garantir ? – avec ses voisins du Caucase. Quelle que soit l’identité du prochain président de la République de Turquie, le chemin vers l’éventuelle réconciliation entre l’Arménie et la Turquie prévoit donc d’être encore très long.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans le Nouvel Economiste du 23/02/2023.