Le pari lancé le 6 mars dernier par Vladimir Poutine sera t-il gagnant pour la Russie ? Certes, ce n’est pas un hasard si le président russe est toujours au pouvoir après vingt longues années : son intelligence stratégique et sa détermination y sont pour beaucoup. Ses décisions prises depuis début mars, qui ont ouvert ce que les médias considèrent déjà comme « l’une des guerres du pétrole les plus sanglantes de l’histoire récente », le démontrent plus que jamais.
Le 6 mars dernier, les pays membres de l’OPEP + – qui inclut désormais la Russie, aujourd’hui deuxième producteur mondial d’hydrocarbures derrière les Etats-Unis – réunis à Vienne, tentaient de négocier une diminution de la production de pétrole mondiale de 1,5 millions de barils par jour afin de stabiliser les cours. Ceux-ci sont en effet impactés depuis le début de l’année par l’épidémie de coronavirus partie de Chine, Pékin ayant fortement ralenti son économie et donc sa consommation d’énergie.
A la surprise générale, le ministre russe de l’Energie Alexandre Novak a opposé une fin de non-recevoir à toute diminution globale – la Russie aurait dû y contribuer à hauteur de 500 000 barils en moins – y compris lorsque l’Arabie Saoudite a proposé d’en répercuter l’essentiel sur sa production. Ce refus a mis un sérieux coup de canif à l’alliance de circonstance entre l’Arabie Saoudite et la Russie, en vigueur depuis 2016.
L’évènement apparaît beaucoup moins surprenant lorsqu’on sait que cinq jours avant cette réunion viennoise, Vladimir Poutine avait expressément demandé à son ministre de refuser toute diminution de la production mondiale de pétrole. Comme l’a révélé le site d’information indépendant russe The Bell, cette décision avait été prise à l’issue d’une réunion entre le chef du Kremlin et les acteurs du secteur pétrolier russe, pour faire le point sur l’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les marchés. Le site avance que le patron du géant pétrolier Rosneft, Igor Sechin, ancien du KGB et proche de Poutine, aurait soutenu de longue date cette prise de position avec un but clairement avoué : affaiblir les producteurs de gaz et pétrole de schiste américains, qui ont permis aux Etats-Unis de devenir les premiers producteurs mondiaux d’hydrocarbures en 2018 et ont capté d’importantes parts de marché. On ne peut omettre également quelques règlements de comptes plus géopolitiques : pour la Russie, les sanctions de Washington contre le projet de gazoduc européen North Stream 2, mais aussi contre les contrats de Rosneft au Venezuela, méritaient une contre-attaque.
Mais le contexte actuel favorise t-il vraiment une telle prise de risque ? C’est discutable, car cette partie de billard à trois bandes prend l’allure d’un jeu de roulette russe d’où la Russie, et les autres pays producteurs de pétrole, risquent de ne pas sortir indemnes.
Certes, l’épidémie de Covid-19 a créé les conditions inattendues, jamais observées dans l’histoire des cours pétroliers, d’une combinaison entre une offre colossale et une demande des plus faibles.
Soit l’occasion rêvée pour les Russes de fragiliser les producteurs américains.
Dès le 9 mars, l’Arabie Saoudite les a quelque peu aidés en ce sens, puisque Riyad a en effet décidé d’inonder le marché de sa production, et ambitionne de la porter à 12 millions de barils par jour d’ici avril. Suite à cette annonce, les cours du pétrole se sont effondrés de 30%. Le jour même de ce krach boursier, le quatrième en quarante ans, les producteurs de gaz et de pétrole de schiste américains, notamment en Oklahoma et au Texas, Etats clés de la réélection éventuelle de Donald Trump, accusaient de très lourdes pertes financières. Selon une étude de la réserve fédérale de Dallas, 59% des pétroliers du Texas ont besoin d’un baril au-dessus des 50 dollars pour financer leurs investissements. Avec un cours à 27 dollars, la guerre des prix russo-saoudienne menace directement les emplois et les économies des Etats producteurs américains.
Mais la contre-attaque saoudienne risque aussi d’impacter – à dessein – tous les pays producteurs, y compris la Russie. A l’inverse de Riyad, Moscou ne peut guère augmenter sa production au-delà de 500 000 barils par jour. Cependant, si l’économie russe dépend à 40% des revenus pétroliers, elle conserve l’avantage, contrairement à sa concurrente saoudienne, d’être plus diversifiée et de disposer d’importantes réserves financières estimées à 570 milliards de dollars. Ainsi, si les prix du baril chutaient en-dessous des 30 dollars, l’Arabie Saoudite aurait les plus grandes difficultés à assurer son équilibre budgétaire – qui nécessite un prix du baril autour des 60 dollars minimum – tandis que le fonds souverain russe, estimé à lui seul à 150 milliards de dollars, permettrait à l’économie russe de fonctionner entre six et dix ans.
Pour autant, cette guerre pétrolière a déjà suffisamment affolé les marchés pour que le rouble chute brutalement face à l’euro (- 13,75% entre le 6 et le 10 mars) tout comme l’indice boursier RTS (-16%). En outre, la stagnation de la croissance russe, limitée à 1,3% en 2019, et surtout le fait, selon une étude d’Allianz Research, que chaque baisse de 10 dollars du prix du baril fait baisser le PIB russe d’un demi-point, fait craindre, malgré tout, le risque d’une récession à plus ou moins court terme.
L’autre inconnue concerne la baisse de la production américaine. Estimée à 12,9 millions de barils par jour en début d’année, elle pourrait globalement baisser de 20%, mais pas avant deux ans, selon Scott Sheffield, le patron de Pioneer, l’un des principaux producteurs américains de pétrole de schiste.
Enfin, la pandémie mondiale de coronavirus risque de faire stagner la demande durant encore plusieurs mois. La Chine, qui sort à peine de l’épidémie après trois mois d’arrêt de son économie, manifeste ainsi les plus grandes difficultés à la relancer, tandis qu’en Europe et aux Etats-Unis, où l’épidémie bat son plein, la demande est au point mort. Dans un tel contexte, qui aura encore besoin du pétrole saoudien, russe ou américain ?
Certes, la manœuvre russo-saoudienne permettra peut-être, si l’on en croit Scott Sheffield, de pousser à la faillite la moitié des producteurs de pétrole de schiste américain d’ici 2022. Mais dans l’attente, les deux principaux belligérants de cette guerre pétrolière risquent rien de moins que leur propre stabilité économique : l’Arabie Saoudite, qui ne peut se satisfaire d’un cours trop bas, et la Russie, dont les coûts de production d’hydrocarbures sont plus élevés et les industries moins performantes. Tout en assumant d’avoir initié cette guerre pétrolière, celle-ci n’a pas officiellement quitté l’accord avec l’OPEP + et se dit toujours ouverte au dialogue avec Riyad. Habile manœuvre, qui pourra peut-être lui permettre d’ouvrir de nouvelles négociations si la situation économique devient intenable. Pour l’heure, une chose est certaine : c’est le plus endurant qui l’emportera.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 25/03/2020.