Moins de trois semaines après que l’Arabie saoudite et la Russie ont respectivement annoncé une prolongation des coupes dans leur production de pétrole et une baisse de leurs exportations, Riyad a obtenu une victoire symbolique la semaine dernière, en réussissant à faire passer le cours du brut au-dessus de la barre symbolique des 80 dollars le baril. L’objectif était de stabiliser les prix et de rassurer les marchés face au ralentissement des économies développées. Mais l’intérêt de la manœuvre était avant tout domestique pour l’Arabie saoudite, ce seuil représentant en effet la limite minimum pour l’équilibre de son budget et le financement de tous les projets de développement et de diversification économiques entrepris par Mohammed Ben Salmane.
Avec 9 millions de barils produits par jour, le royaume wahhabite se retrouve donc avec une production à son plus bas niveau depuis deux ans. Mais le ralentissement de la hausse des taux d’intérêt et un second semestre qui voit généralement une hausse de la demande en hydrocarbures, devraient lui permettre de générer d’importants revenus pétroliers. Et il y a urgence, puisque les résultats financiers du Fonds public d’investissement (FIP) du royaume accusent une perte de 11 milliards de dollars en 2022, preuve de l’échec de la stratégie de “MBS” pour attirer les investisseurs étrangers dans son pays.
Le jeu de l’offre et de la demande en pétrole
Pour répondre à ses propres exigences budgétaires, l’Arabie saoudite presse donc régulièrement ses alliés au sein de l’Opep+ de suivre son exemple et de baisser leur production et leurs exportations afin d’influencer les cours du brut. Le risque pour le royaume est cependant d’instaurer un système de cercle vicieux, en se retrouvant prisonnier de coupes incessantes pour rééquilibrer les prix en cas de stagnation de la demande, ou d’une surproduction de la part d’autres pays producteurs. Au sein de l’Opep+, un pays semble précisément profiter de ce jeu dangereux en dépit de son alliance avec l’Arabie saoudite, qui se mue désormais en bras de fer récurrent : la Russie.
“L’Arabie saoudite est le 1er producteur et exportateur mondial de pétrole. Mais l’Agence internationale de l’énergie a annoncé qu’elle allait céder cette place à la Russie”
L’Arabie saoudite s’est historiquement imposée comme le premier producteur et exportateur mondial de pétrole, une place quasi incontestée durant près d’un siècle. La semaine dernière, l’Agence internationale de l’énergie a pourtant annoncé qu’elle allait céder cette place à la Russie. En avril, les exportations de brut russes ont en effet atteint leur plus haut niveau depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
Rivalité énergétique avec l’Arabie saoudite
En 2016, après plusieurs années d’efforts diplomatiques, l’Arabie saoudite a réussi à intégrer la Russie à l’Opep, alliance énergétique devenue “Opep+” et qui représente 40 % de l’approvisionnement mondial en brut. L’idée était alors d’influencer la production mondiale d’hydrocarbures au gré de ses nécessités domestiques et du contexte géopolitique. Aujourd’hui, cette relation apparaît à double tranchant pour son principal sponsor. Le partenariat prometteur n’a pas été sans heurts et témoigne d’ailleurs des nombreuses divergences stratégiques entre les deux pays, ainsi que d’une rivalité évidente dans le domaine énergétique, ce qui contribue à nourrir des tensions régulières. On se souvient il y a trois ans du refus de la Russie de réduire sa production en pleine pandémie de Covid-19 à la demande de l’Arabie saoudite, qui voulait maintenir les prix à un niveau acceptable. Plus récemment, c’est l’engagement militaire de la Russie en Ukraine et ses conséquences géopolitiques qui expliquent son refus presque systématique de répondre aux exigences saoudiennes et de réduire sa production. En plus d’inonder le marché, la Russie a vendu ses hydrocarbures à moitié prix pour compenser les sanctions occidentales et attirer les acheteurs, profitant ainsi largement de la réduction de la production saoudienne sans fournir elle-même des efforts comparables. Et même si elle a accepté de réduire ses exportations de 500 000 barils quotidiens à partir du mois d’août prochain, son ralentissement demeure moins spectaculaire que celui de l’Arabie saoudite.
Objectif Inde et Chine
À l’instar d’autres alliés de la Russie, Riyad fait aujourd’hui l’amère expérience de l’ambivalence stratégique russe et du caractère utilitariste de ses alliances. L’objectif non dissimulé de Moscou est en effet de devenir le principal pourvoyeur d’hydrocarbures en Asie, et ses résultats semblent prometteurs en la matière. Les exportations russes vers l’Inde ont ainsi déjà dépassé la somme totale de celles fournies par les États-Unis, les Émirats arabes unis, l’Irak et l’Arabie saoudite réunis. C’est notamment dans le cadre de ses exportations vers l’Inde que la Russie a pu obtenir un prix du brut plus élevé. Selon le ‘Times of India’, les entreprises russes auraient facturé un prix du baril inférieur à 60 dollars, mais auraient augmenté les tarifs d’expédition afin d’échapper au plafonnement des prix imposé par les Occidentaux. La Chine à l’économie très énergivore est évidemment en ligne de mire.
“La concurrence russe en Asie constitue l’un des principaux défis stratégiques pour MBS, et une remise en question de sa présence au sein de l’Opep+”
Prudence stratégique saoudienne
Certes, l’Arabie saoudite a largement vendu en Europe, et le cours actuel du brut, qui oscille autour de 75 dollars le baril au plus bas, ne la place pas au bord d’une situation alarmante. Pour autant, la concurrence russe en Asie constitue l’un de ses principaux défis stratégiques, et une sérieuse remise en question de sa présence au sein de l’Opep+. Pour l’heure, Mohammed Ben Salmane adresse ce dossier avec une certaine prudence, rompant avec le bellicisme de ses premières années au pouvoir – qui a notamment entraîné son pays dans un conflit catastrophique, d’un point de vue humanitaire et financier, au Yémen – pour imposer l’Arabie saoudite comme une puissance médiatrice. Après plusieurs années d’efforts, il est encore dans l’intérêt de Riyad de faire fonctionner l’Opep+, ne serait-ce que par répugnance à l’égard de la possibilité d’un échec diplomatique. Néanmoins, une certaine méfiance envers les promesses de la Russie semble désormais avoir fait son apparition dans l’esprit des dirigeants saoudiens, premier pas vers une prise de conscience plus globale du caractère déséquilibré de cette alliance stratégique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 28/07/2023.