La double erreur du Kremlin est d’avoir cru à la fois à la supériorité opérationnelle de son armée, et à la force du sentiment pro-russe au sein de la population ukrainienne. Deux facteurs largement victimes du fantasme de la toute-puissance russe alimenté par Vladimir Poutine et les idéologues nationalistes de son pays.
En plus d’être sécuritaires, les intérêts de la Russie en Ukraine sont d’ordre idéologique et culturel. Ses débuts dans l’histoire européenne démarrent en effet au IXème siècle dans cette principauté alors connue sous le nom de « la Rus’ de Kiev », convertie un siècle plus tard au christianisme de rite byzantin. C’est la conquête mongole au XIIIème siècle qui contribue à l’éclatement des Slaves orientaux en trois nations, la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, expliquant chez Vladimir Poutine cette obsession du contrôle envers ces deux voisins. Si la Biélorussie, depuis 30 ans aux mains d’Alexandre Loukachenko, demeure un obéissant satellite de Moscou, la situation s’avère nettement plus complexe avec l’Ukraine, plus attirée par les valeurs et les promesses du capitalisme occidental.
Or, dans l’optique d’effacer le souvenir de la chute de l’URSS, « la pire catastrophe du 20ème siècle » selon ses propres termes, Vladimir Poutine n’a jamais caché son dessein messianique de restaurer le leadership de la Russie sur l’échiquier mondial et européen. La position de l’Ukraine s’avère ici essentielle. Riche de sa production agricole, de son industrie de défense, de ses infrastructures nucléaires et de sa situation géographique qui lui ouvre les portes de la Mer Noire, l’Ukraine a longtemps représenté l’un des fondements de la puissance soviétique, étant par ailleurs l’une de ses républiques les plus densément peuplées. En 2001, un recensement estimait que 8 millions de Russes vivaient en Ukraine, majoritairement dans les régions de l’est et du sud du pays, soit la première diaspora russe que Moscou estime de son devoir de protéger… voire de réintégrer à son propre territoire.
De ce fait, le désir de l’Ukraine de rejoindre les organisations politiques européennes et atlantistes dès le début des années 2000 a été vécu comme une « trahison » par le Kremlin. Ce « séparatisme » ne pouvait qu’être le fait d’une ingérence « étrangère » – autrement dit, occidentale – et non la manifestation de l’auto-détermination du peuple ukrainien. Certes, Russes et Ukrainiens demeurent culturellement proches, et même Alexeï Navalny, farouche opposant de Vladimir Poutine et contempteur régulier de sa politique étrangère, estimait publiquement que rien ne pouvait différencier les deux peuples. Mais ils ne vivent plus aujourd’hui sous le même régime politique et ne forment plus « un seul peuple », une réalité que la Russie, vraisemblablement, peine à accepter. Au demeurant pour Moscou, le maintien de l’Ukraine dans la sphère d’influence russe est justifié économiquement par son rôle dans l’exportation des hydrocarbures russes vers l’Europe, et enfin, stratégiquement, par la nécessité de garder l’OTAN et les Etats-Unis le plus loin possible de ses frontières, donc d’éviter que l’Ukraine ne devienne « anti-russe ».
Dès le mois de décembre 2021, la Russie a donc massé près de 175 000 hommes aux portes de l’Ukraine, prélude à une invasion qui a été effectivement déclenchée deux mois plus tard. Selon le Kremlin, la stratégie initiale de « l’opération spéciale » ne prévoyait pas d’attaquer immédiatement les villes du pays, y compris Kiev, afin d’éviter de lourdes pertes parmi la population civile, et notamment parmi la diaspora russe. Dans le viseur demeurait néanmoins la reddition de la capitale, symbole du pouvoir et de ce gouvernement jugé gangréné par les mouvements nationalistes de l’extrême-droite ukrainienne, comme le bataillon Azov (dont l’activisme est avéré mais qui restent minoritaires), et surtout, dans l’esprit du Président russe, vendu aux puissances occidentales.
A la surprise générale, la Blitzkrieg tant vantée par la propagande russe n’a pas entraîné la conquête éclair de l’Ukraine, l’armée russe rencontrant une résistance insoupçonnée et une organisation rapide des forces armées ukrainiennes grâce au soutien occidental. La stratégie initiale a donc rapidement évolué vers un état de siège des principales villes d’Ukraine, afin de viser ces « formations nationalistes armées » cachées parmi les civils.
S’il peut être difficile de distinguer le vrai du faux dans ce conflit qui se double d’une guerre de l’information, les analystes occidentaux demeurent néanmoins sceptiques quant à la puissance réelle de l’armée russe, ce qui expliquerait son retard par rapport à ses objectifs initiaux. En dépit des efforts budgétaires menés par le Kremlin depuis une dizaine d’années (entre 2010 et 2020, 4% du budget annuel a été dédié à la défense) et de l’exhibition des forces russes sur les théâtres d’opération étrangers, notamment en Syrie, l’armée de Vladimir Poutine trahit un manque de préparation opérationnelle et d’armes de précision, ainsi que de graves faiblesses en matière de ressources matérielles et humaines. En Ukraine, les Russes comptent deux fois plus de contractuels que de conscrits et s’appuient sur des renforts étrangers, des mercenaires du groupe Wagner rapatriés d’Afrique, volontaires tchétchènes et bientôt syriens, voire biélorusses.
Toujours en phase de réorganisation, la puissance militaire russe est apparue rapidement dépassée par la réalité du terrain et des forces en présence, d’où son virage vers une double radicalité, la menace nucléaire et la guerre de siège, avec bombardements et nassages qui frappe délibérément, désormais, les civils. En visant l’anéantissement des villes comme Marioupol, qui se dressent sur le chemin de l’armée russe pour contrôler les points les plus stratégiques d’Ukraine – Marioupol se trouve sur la route d’Odessa, principale port de la Mer Noire – Vladimir Poutine cherche désormais non seulement à « punir » une population récalcitrante, mais aussi à montrer que la puissance militaire russe n’a rien de fantasmé. Dans ce contexte de tension extrême, le risque d’une fuite en avant de sa part et d’un déchaînement de violence est pris très au sérieux par les états-majors des armées occidentales.
La plus grave erreur d’appréciation du Kremlin aura sans doute été de sous-estimer, outre ses propres forces, la volonté de combattre des Ukrainiens et la réponse occidentale à son offensive. En réveillant un fort réflexe nationaliste, l’invasion russe pourrait dès lors entraîner un enlisement du conflit, ce que la Russie n’aura pas les moyens d’assumer sous un régime de sanctions internationales.
Enfin, comble d’ironie, cette nation ukrainienne que le Président russe peine tant à reconnaitre risque justement de se forger sous les bombes russes.
Outre cette lutte entre bloc russe et bloc occidental qui rappelle les pires heures de la Guerre froide, c’est désormais une guerre entre deux nationalismes qui se joue aux portes de l’Europe. Quand bien même Poutine remporterait la bataille de Kiev, il n’aura sans doute pas gagné la guerre. Son « opération spéciale » permettra peut-être de renverser le gouvernement de Volodymyr Zelensky et de placer un dirigeant fantoche à la tête de l’Ukraine, mais la Russie aura le plus grand mal à contrôler un pays profondément divisé entre Est et Ouest, une population meurtrie et méprisant l’occupant, un pays en proie à une guérilla incessante. L’Ukraine pourrait devenir l’Afghanistan de Vladimir Poutine ce qui, pour un dirigeant lisant le monde d’aujourd’hui avec les cartes géopolitiques d’hier, prouverait que l’Histoire ne manque pas d’ironie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 20/03/2022.