Bien qu’elles ne soient pas encore entrées officiellement dans l’Otan, la Suède et la Finlande ont déjà fait preuve d’une remarquable faculté d’adaptation : elles ont parfaitement identifié la position qu’occupe la Turquie au sein de l’organisation et la manière dont il convient d’opérer avec elle. Il semble en effet impossible de rester brouillé avec cet allié “problématique”, si indispensable qu’il peut se permettre de manier le chantage auprès des Occidentaux et obtenir gain de cause.
Levée de veto contre extradition d’exilés turcs
Lors du sommet de l’Otan fin juin à Madrid, et après quelques semaines de tension savamment orchestrée, la Turquie a ainsi accepté de lever son veto à l’adhésion des deux nations scandinaves à l’Alliance atlantique. En échange, Recep Tayyip Erdogan a obtenu la fin de l’embargo sur les ventes d’armes mis en place par Stockholm et Helsinki en 2019 pour sanctionner les attaques turques contre les Kurdes en Syrie, ainsi que leur coopération pour extrader les exilés turcs accusés de “terrorisme” par Ankara. Autrement dit : le président turc bénéficie désormais sur la question kurde, l’une de ses principales préoccupations stratégiques, du soutien total de deux nations qui s’étaient fait un devoir de procurer un asile politique aisé et sûr et d’être exemplaires en matière de neutralité.
“Des exilés contre une promesse de sécurité : c’est donc le “deal” sur lequel la Turquie, la Suède et la Finlande se sont finalement accordées”
Des exilés contre une promesse de sécurité : c’est donc le “deal” sur lequel la Turquie, la Suède et la Finlande se sont finalement accordées. Les deux nations scandinaves ont en effet renoncé à soutenir les membres du mouvement de Fethullah Gülen, jugé responsable du putsch raté du 15 juillet 2016 par Ankara, et accepté de reconnaître le PKK comme une organisation terroriste, ainsi que “toutes les autres organisations terroristes et leurs extensions”, désignant explicitement le Parti de l’union démocratique kurde en Syrie (PYD) et sa branche armée, les Unités de protection du peuple (YPG). Les demandes d’extradition formulées par la Turquie, pour l’heure contre 33 personnes réfugiées en Suède, et jusqu’ici toujours refusées, seront désormais toutes examinées et traitées “de manière rapide et approfondie”.
La Suède renie ses valeurs
Outre qu’il s’agit là d’une bien triste façon de rétribuer les Kurdes pour leur précieuse aide dans la lutte contre Daech au Moyen-Orient, cette complaisance nouvelle envers Ankara pose plusieurs problèmes éthiques et politiques immédiats. La Suède compte une communauté non négligeable de 100 000 Kurdes, des membres ou des sympathisants du PKK, mais aussi de simples citoyens turcs, parlementaires, auteurs, journalistes, exilés à l’étranger pour fuir les persécutions dont ils font l’objet en Turquie. L’accord passé les mettra-t-il également en danger ? “Nous avons dû donner et recevoir” a justifié la Première ministre suédoise. Toute la question est de savoir si le don et le gain sont équivalents, et c’est précisément le débat qui secoue actuellement l’opinion publique suédoise. La sécurité du pays – qui n’est pourtant pas en situation de menace immédiate face à la Russie – valait-elle le reniement de ses propres valeurs fondamentales ? D’un point de vue plus strictement politique, l’entrée dans l’Otan valait-elle de rompre l’accord passé entre les sociaux-démocrates suédois et la députée indépendante Amineh Kakabaveh, ancienne peshmerga (combattante) kurde et résidente en Suède depuis 30 ans, qui avait obtenu une meilleure coopération avec le YPG en Syrie en échange de son vote crucial pour le gouvernement minoritaire ?
“La sécurité du pays – qui n’est pourtant pas en situation de menace immédiate face à la Russie – valait-elle le reniement de ses propres valeurs fondamentales ?”
La Finlande pour sa part s’est montrée beaucoup plus circonspecte que sa voisine, promettant de prendre les demandes turques au sérieux tout en continuant de respecter sa politique d’extradition actuellement en vigueur. La position des États-Unis, pourtant fervents soutiens de l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan, est encore plus mesurée. Si Joe Biden et Recep Tayyip Erdogan se sont effectivement entretenus au téléphone avant que ce dernier ne décide de lever son veto, il semblerait que Washington n’ait “rien offert” à Ankara, soit aucune accélération de la vente des avions de chasse américains F-16 que réclame pourtant la Turquie.
La “léthargie stratégique” des Occidentaux
Sans surprise, les dirigeants européens se sont faits discrets face à la satisfaction de la présidence turque. Sans doute étaient-ils embarrassés par une certaine gêne… Les relations entre la Turquie et les Européens ne semblent plus fonctionner désormais que sur un seul mode, qui les voit renier leurs convictions pour céder à ses diktats sous peine de devoir gérer risques sécuritaires et humanitaires. Le chantage turc autour de la crise migratoire ne donne à cet égard aucun signe d’accalmie, six ans après la signature des accords avec l’Union européenne.
“Les relations entre la Turquie et les Européens ne semblent plus fonctionner désormais que sur un seul mode, qui les voit renier leurs convictions pour céder à ses diktats sous peine de devoir gérer risques sécuritaires et humanitaires”
Cet épisode interroge sur la relative précipitation avec laquelle l’extension de l’Otan a été envisagée par les pays membres. Dans un contexte pré-électoral qui lui est très défavorable, Erdogan n’a pas manqué d’exploiter cette fébrilité pour asseoir à domicile son image d’homme fort, capable d’en imposer aux Occidentaux, en particulier sur la délicate question kurde, une problématique “sécuritaire” qui fait globalement consensus en Turquie. Ce gain diplomatique est en effet capital alors que les perspectives économiques du pays sont en berne, et que l’opposition s’organise pour le remplacer après vingt ans de pouvoir sans partage. La “crise” finno-suédoise est le dernier exemple démontrant que la faiblesse européenne ne fait que renforcer l’autoritarisme du président turc. Réussir à sortir de la “léthargie stratégique” qui caractérise leur relation à la Turquie est donc le véritable problème qui se pose aujourd’hui aux Occidentaux, et auquel ils n’ont pour l’heure fourni aucune réponse satisfaisante.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 06/07/2022.