Employés à renforcer leur indépendance, les pays arabes du golfe Persique poursuivent, parallèlement à la reprise de leurs relations avec Téhéran, un processus semblable avec Damas, après plus d’une décennie de rupture diplomatique. C’est une tendance à l’œuvre depuis 2018, mais qui s’est considérablement accélérée ces trois dernières années. Oman a ainsi été le premier État du Conseil de coopération du Golfe à rouvrir son ambassade à Damas en octobre 2020, tandis que la diplomatie active des Émirats arabes unis a culminé en mars 2022 par la visite officielle du président syrien Bachar el-Assad à Dubaï, sa première visite dans un pays arabe depuis le début de la guerre civile en 2011. Le Bahreïn a rouvert sa première mission diplomatique en Syrie en juin 2022 après dix ans d’absence, et depuis le début de l’année 2023, les échanges diplomatiques et visites de délégation se multiplient.
Ramener la Syrie dans le giron arabe
Le séisme du 6 février, qui a fortement impacté la Syrie et mit en péril 5,3 millions de ses habitants, a contribué à créer de nouveaux canaux diplomatiques en faveur de Damas et d’un assouplissement des sanctions occidentales à des fins humanitaires. Au-delà de cette “diplomatie du désastre” largement exploité par Bachar el-Assad pour se refaire une virginité politique, le processus de normalisation initié par ses voisins se veut pragmatique : mettre de côté des années de brouille contre-productive et ramener la Syrie dans le giron arabe répondent en effet à une vision stratégique plus large, visant à stabiliser le Moyen-Orient et à renforcer sa cohésion.
“Le séisme du 6 février, qui a mit en péril 5,3 millions de ses habitants, a contribué à créer de nouveaux canaux diplomatiques en faveur de Damas et d’un assouplissement des sanctions occidentales”
La position de l’Arabie saoudite est à cet égard déterminante, et il n’est guère surprenant qu’après avoir multiplié les signaux publics concernant sa réconciliation avec l’Iran, Riyad soit en pourparlers avec Damas pour rouvrir leurs ambassades respectives le mois prochain. Dans le royaume comme dans d’autres chancelleries arabes, la nécessité d’un dialogue serein avec la Syrie semble faire consensus. La tenue du prochain sommet de la Ligue Arabe en Arabie saoudite en mai prochain pourrait être le moment d’annoncer publiquement une reprise officielle des relations avec la Syrie.
Profiter de la proximité Iran-Syrie
Certains analystes ont eu tôt fait de penser que cette normalisation s’inscrivait dans une tentative d’éloignement de la Syrie de la sphère d’influence iranienne, afin de lui redonner une meilleure autonomie vis-à-vis de l’Iran et l’ancrer plus fortement dans le monde arabe. En réalité, le fait que cette normalisation s’accélère depuis l’annonce de l’accord irano-saoudien le 10 mars dernier sous l’égide de la Chine ne relève guère du hasard. Loin de vouloir éloigner la Syrie de l’Iran, le monde arabe chercherait bien davantage à bénéficier de sa proximité avec la République islamique pour approfondir leurs relations, et constituer un front commun contre les positions occidentales. Histoire de bien rappeler la profondeur des liens qui unissent son pays à l’Iran, Bachar el-Assad lui-même a précisé aux chancelleries arabes qu’il n’avait aucunement l’intention de prendre ses distances avec Téhéran. Depuis la guerre froide, l’Iran entretient en effet des liens étroits avec la Syrie, à la fois politiques et économiques. Damas a été le premier pays arabe à reconnaître l’existence de la République islamique en 1979, le seul aussi avec la Libye à la soutenir face à l’Irak entre 1980 et 1988.
“Damas a été le premier pays arabe à reconnaître l’existence de la République islamique en 1979, le seul aussi avec la Libye à la soutenir face à l’Irak”
Entre ces deux pays se trouve une alliée commune, la Russie, qui a largement profité comme l’Iran de la guerre civile syrienne pour renforcer son influence locale. Et tandis que la guerre en Ukraine a rendu la Russie dépendante de l’aide militaire de l’Iran, elle n’a en rien diminué son engagement en Syrie, renforçant bien au contraire sa collaboration sécuritaire locale avec Téhéran. Moscou encourage donc de près le processus de normalisation entre les pays arabes et Damas, ainsi qu’avec la Turquie, dans le but de protéger ses intérêts stratégiques en Syrie et au Moyen-Orient.
Mettre en défaut les États-Unis
Face à ce rééquilibrage régional, les États-Unis apparaissent en défaut. S’ils qualifient cette normalisation avec la Syrie de “honteuse” et n’entendent pas réviser leur position quant à l’illégitimité du pouvoir d’Assad, leur stratégie pour maintenir son pays dans l’ostracisme tant qu’il restera au pouvoir apparaît plus incertaine. Certes, les Américains disposent de la loi César, mise en place par l’administration Trump en 2020, qui impose des sanctions contre la Syrie, mais aussi contre des pays tiers qui tenteraient de commercer avec elle. Joe Biden n’est pas revenu sur ce texte, confirmant le maintien de la stratégie trumpienne contre Bachar el-Assad.
“Dans l’optique de protéger leurs intérêts immédiats au Moyen-Orient, les États-Unis n’auront d’autre choix que d’opter pour le dialogue, avec leurs alliés mais aussi avec leurs ennemis”
Appliquera-t-il cette loi à des alliés comme la Turquie ou l’Arabie saoudite, mettra-t-il en place des sanctions économiques ou un embargo sur les ventes d’armes à l’encontre d’autres pays qui souhaiteraient normaliser leurs relations diplomatiques avec la Syrie ? Cela paraît peu probable, pour une simple question de priorités, alors que la Chine et la Russie occupent l’essentiel de la politique étrangère de l’administration Biden. Au demeurant, la politique des sanctions et autres mesures coercitives a prouvé son inefficacité depuis plus de dix ans : toujours au pouvoir, Bachar el-Assad est plus courtisé que jamais par ses voisins, et en passe d’être totalement réhabilité sur la scène régionale.
Dans l’optique de protéger leurs intérêts immédiats au Moyen-Orient, les États-Unis n’auront d’autre choix que d’opter pour le dialogue, avec leurs alliés mais aussi avec leurs ennemis, seule manière de sécuriser la région et de préserver leur crédibilité stratégique. Les puissances du Moyen-Orient, devenues des interlocuteurs diplomatiques incontournables, y verront là l’aboutissement de leur quête d’indépendance.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste le 05/04/2023.