La décennie passée a été synonyme pour la Turquie d’un interventionnisme militaire exacerbé, motivé à la fois par une dynamique néo-ottomane, des appétits énergétiques et une volonté de s’imposer comme une grande puissance régionale. Elle a souvent pris le contre-pied des autres nations du monde arabo-musulman, au risque de se brouiller durablement avec elles. Ankara a ainsi soutenu les rebelles syriens et le président égyptien Mohammed Morsi, est intervenue dans la guerre civile libyenne aux côtés du Gouvernement d’union nationale, a refusé de participer au blocus contre le Qatar – autant de prises de position diamétralement opposées à celles de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. De même, après plusieurs décennies de relative bonne entente, Erdogan a rompu les relations diplomatiques avec l’État hébreu durant quatre années et s’est proclamé champion de la cause palestinienne, contrastant ainsi avec des pétromonarchies devenues indifférentes.
Le retour de la politique “zéro problème avec les voisins” ?
Mais depuis près d’un an, le président turc semble avoir changé de stratégie et engagé une diplomatie de réconciliation avec les alliés traditionnels de la Turquie au Moyen-Orient. Entre février et mai 2022, les relations entre Ankara, Riyad et Abou Dhabi se sont ainsi considérablement réchauffées, sur fond de renforcement de la coopération bilatérale et de transfert à l’Arabie saoudite du dossier de l’affaire Khashoggi, mettant fin à une brouille ouverte depuis 2018. Un même désir d’ouverture envers l’Égypte d’Abdel Fattah Al-Sissi, pourtant féroce adversaire des Frères musulmans, était à l’étude l’automne dernier, tout comme un possible dialogue avec Bachar El-Assad, dont Erdogan souhaitait ardemment le départ au début de la guerre civile syrienne. Enfin, en décembre dernier, l’ambassadrice d’Israël en Turquie présentait ses lettres de créance au président Erdogan, confirmant la reprise complète des relations diplomatiques entre les deux pays.
“Ce revirement stratégique rappelle la politique “zéro problème avec les voisins” développée dans l’optique d’entretenir des relations apaisées avec les pays limitrophes de la Turquie. La stratégie a été payante durant la période des “Dix Glorieuses”
Ce revirement stratégique rappelle la politique “zéro problème avec les voisins” développée par l’ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre Ahmet Davutoglu, dans l’optique d’entretenir des relations apaisées avec les pays limitrophes de la Turquie, et ainsi de renforcer son influence régionale. La stratégie a été payante durant la période des “Dix Glorieuses”, puisque la Turquie a bénéficié d’une excellente image sur la scène internationale, de riches partenariats économiques et culturels, en plus de profiter des effets des précédentes réformes économiques. Fort de cette apparente stabilité, Erdogan décida dans la foulée des printemps arabes de sortir de cette neutralité pour imposer la Turquie comme leader du monde musulman sunnite, en lieu et place de l’Arabie saoudite.
La Turquie d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier
Il est pourtant difficile de faire du neuf avec du vieux, surtout lorsque le monde a changé. La Turquie de 2023 n’est plus celle du début des années 2000, tout comme le monde autour d’elle. À l’époque où la Turquie pouvait se vanter d’une croissance à deux chiffres, la politique “zéro problème avec les voisins” lui a permis d’atteindre de nouveaux marchés économiques, comme ceux du golfe Persique, tandis que ses bonnes relations, tant avec les pays du Moyen-Orient qu’avec le monde occidental, la présentaient comme le modèle idéal d’une société à la fois démocratique et musulmane. Quel contraste avec la Turquie de 2023 !
“À l’époque où la Turquie pouvait se vanter d’une croissance à deux chiffres, ses bonnes relations, tant avec les pays du Moyen-Orient qu’avec le monde occidental, la présentaient comme le modèle idéal d’une société à la fois démocratique et musulmane. Quel contraste avec la Turquie de 2023 !”
Embourbé dans une crise économique qui s’aggrave depuis 2018 sous l’effet des décisions désastreuses d’Erdogan en matière de fiscalité, le pays s’enfonce dans la récession tandis que l’inflation atteignait les 85 % en octobre dernier. Par ses multiples atteintes aux institutions démocratiques et aux droits des Turcs, par ses obsessions nationalistes, Erdogan a fait également de la Turquie une alliée encombrante aux yeux des Occidentaux. Hier nation phare du monde musulman, capable de faire le pont entre l’Orient et l’Occident, ambitionnant de faire partie des dix premières économies mondiales, la Turquie est aujourd’hui réduite au rang de puissance moyenne.
Un revirement trop tardif
Preuve en est des très faibles concessions que ses réconciliations lui ont permis d’obtenir. Soucieuse de sécuriser les investissements émiratis à hauteur de 10 milliards de dollars dont son économie a tant besoin, Ankara n’a rien exigé pour infléchir la politique d’Abou Dhabi à l’encontre des Frères musulmans. De même, la justice turque a joué les Ponce Pilate dans l’affaire Khashoggi en remettant le dossier aux autorités saoudiennes, ce qui revient à le considérer clos et à ne jamais voir les responsables traduits en justice, contrairement aux promesses qu’avaient faites Erdogan. Champion autoproclamé de la cause palestinienne, le président turc n’a pas obtenu la moindre avancée de la part d’Israël sur ce point. Pire : les Palestiniens sont aujourd’hui dans une situation bien plus critique qu’en 2010. Alors qu’il a besoin de lui pour rapatrier les quatre millions de réfugiés syriens résidant en Turquie et éventuellement solutionner la question kurde, Erdogan ne pourra probablement pas obtenir grand-chose d’un rapprochement avec Bachar El-Assad, auquel il a longtemps répugné.
“Cette diplomatie de la réconciliation apparaît donc avant tout comme une manœuvre désespérée avant une échéance électorale difficile pour le président sortant”
Cette diplomatie de la réconciliation apparaît donc avant tout comme une manœuvre désespérée avant une échéance électorale difficile pour le président sortant. C’est, de surcroît, une manœuvre qui arrive sans doute trop tard. La terrible catastrophe du 6 février, qui a fait au moins 35 000 morts en Turquie, démontre cruellement à quel point la politique d’Erdogan a isolé son pays en dix ans. Une semaine après le séisme, l’aide internationale n’arrivait toujours pas en masse, loin s’en faut. Comparés aux milliards de dollars engagés dans la guerre en Ukraine, les quelques millions envoyés par la France ou la Grande-Bretagne font pâle figure. Les Turcs paient aujourd’hui de leur sang vingt ans d’incurie et de corruption de la part d’un pouvoir qui a failli à ses promesses les plus élémentaires : la sécurité et la prospérité.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans le Nouvel Economiste du 16/02/2023.