Le bouleversement géopolitique en cours depuis un an aux portes de l’Europe a rouvert les discussions pour l’adhésion à l’Otan de trois pays directement concernés par la menace russe : la Finlande, la Suède, et bien sûr l’Ukraine. Pour les deux dernières, ce processus devrait occuper l’essentiel de l’ordre du jour du sommet annuel de l’Organisation qui s’est ouvert le 11 juillet à Vilnius. Alors que celui-ci promettait d’être un fiasco en raison de l’opposition persistante de la Turquie à l’adhésion de la Suède, la journée du 10 juillet a été rythmée par une série de rebondissements inattendus, qui témoignent de l’habileté du président Erdogan à user de la position stratégique de la Turquie comme moyen de pression dans les rapports de force internationaux.
Suède dans l’Otan contre Turquie dans l’UE
En levant enfin son veto maintenu depuis plus d’un an, Erdogan permet d’atteindre l’unanimité des votes et de valider l’entrée de Stockholm au sein de l’Organisation militaire, répondant ainsi au souci d’unité voulu par les Occidentaux dans un contexte où la contre-offensive ukrainienne en a plus que jamais besoin. Dès le début de la demande d’adhésion de la Suède à l’Otan, le président turc avait pourtant formulé des exigences très claires pour accorder son soutien : la fin de l’embargo de Stockholm sur certaines ventes d’armes, l’extradition de citoyens turcs d’origine kurde ou de membres supposés du réseau de Fetullah Gülen, réfugiés en Suède et considérés comme des terroristes par le gouvernement turc. Faute d’obtenir satisfaction sur ces points, la Turquie a longtemps maintenu son opposition, en dépit d’un renforcement de la législation suédoise sur le traitement du terrorisme, démarche qui vise très clairement les membres du PKK en exil. Les deux autodafés du Coran qui ont eu lieu en Suède depuis le début de l’année (le premier d’un militant d’extrême droite, le second d’un réfugié irakien) ont largement contribué à entretenir la crise diplomatique et à durcir la position de la Turquie à l’égard de Stockholm.
Mais les échanges avec Joe Biden la veille du sommet ont semble-t-il été déterminants, et ont offert à Erdogan l’occasion de formuler une nouvelle condition préalable au soutien de la Turquie : une relance de son processus d’adhésion à l’Union européenne, projet au point mort depuis 2016. Quelques heures plus tard, Jens Soltenberg annonçait que la Turquie soutenait totalement l’entrée de la Suède dans l’Otan.
Entre soutien à l’Ukraine et amitié avec la Russie
“Prendre la meilleure décision pour notre pays, notre nation et notre sécurité.” Cette phrase d’Erdogan explicite clairement la relation utilitariste qu’il entretient avec l’Otan, avant tout un lieu de marchandage – sur la question migratoire, sur les relations avec la Russie, sur l’extension de l’Organisation – afin de faire avancer son propre agenda international et domestique. Ce énième coup de pression n’est finalement pas surprenant dans la forme. En revanche, il interroge davantage sur le fond. Ce revirement est-il annonciateur d’une nouvelle orientation stratégique de la part de la Turquie ?
“Membre de l’Otan, alliée de l’Ukraine, la Turquie n’a jamais rompu avec la Russie. Cette stratégie lui donne un moyen de pression naturel sur ses alliés occidentaux”
Ces dernières années, la politique étrangère turque laissait effet planer peu de doutes sur sa rupture avec l’Occident. Sous la pression d’Erdogan, la Turquie a su maintenir un dangereux équilibre entre des relations a priori irréconciliables : membre de l’Otan, alliée de l’Ukraine dont elle a tout de suite soutenu l’entrée dans l’Organisation et avec laquelle elle vient de signer une nouvelle livraison de drones Bayraktar TB2, elle n’a pourtant jamais rompu avec la Russie, un lien renforcé par la proximité personnelle et idéologique entre Poutine et Erdogan sur le rôle de l’Asie sur la scène internationale. Mais cette stratégie maximise précisément la capacité d’action et de chantage de la Turquie, en lui donnant un moyen de pression naturel sur ses alliés occidentaux. Jusqu’à présent, c’est sans doute la menace implicite d’un départ de l’Otan qui lui a permis de conserver sa place au sein de l’Organisation en dépit de ses ambivalences stratégiques. La perte d’une porte d’entrée vers l’Asie et le Moyen-Orient est en effet une perspective effrayante pour Washington, qui explique ses tentatives régulières de négociations directes avec Ankara.
Le salut d’Erdogan se trouve à l’Ouest
En dépit de son engagement en faveur d’un monde multipolaire concurrent de l’ordre international bâti par les États-Unis, la Turquie semble avoir besoin de renforcer son entente avec les Occidentaux. Habile politicien, Erdogan est connu pour ses variations stratégiques au gré de ses réélections. Son dernier mandat présidentiel avait été marqué par un aventurisme militaire largement motivé par une idéologie néo-ottomane. Ce temps est-il révolu ?
En faisant le pari de l’Europe, Erdogan risque la rupture avec Moscou. Mais le président a désormais pour principale priorité de redresser l’économie turque en déshérence, soumise à une inflation croissante et à un manque cruel de capitaux étrangers. À peine réélu, ses premières décisions ont visé à rassurer les marchés, par exemple en nommant Mehmet Simsek, brillant économiste très estimé en Occident, comme ministre des Finances. Peu dupe des promesses d’investissements issues des pétromonarchies du golfe Persique, circonspect face à l’avenir de la Russie, Erdogan estime peut-être que son salut réside désormais à l’Ouest.
Le débat sur l’entrée dans l’UE devient pressant
Tout rapprochement entre la Turquie, l’Otan et l’Union européenne sera de nature à apaiser des relations diplomatiques marquées ces dernières années par de fortes tensions. Mais si la perspective est enthousiasmante, elle n’en reste pas moins lointaine. Ouverte depuis plus de 30 ans, la demande d’intégration de la Turquie à l’Union européenne se heurte aujourd’hui à de nombreuses difficultés, la principale étant que la Turquie de 2023 n’est plus celle de 2003. Son évolution institutionnelle et sociale depuis 2016 la rend très difficilement compatible avec les standards démocratiques européens, sans compter les nombreux blocages dans la transposition de certaines directives, ou encore la modernisation de l’accord douanier UE-Turquie et la libéralisation du régime des visas. Le statut de Chypre, membre de facto de l’Union européenne en dépit d’un territoire divisé et occupé par la Turquie au nord de l’île, constitue également une ligne rouge pour de nombreux États membres réfractaires à l’idée de voir la Turquie intégrer la communauté européenne, à commencer par la Grèce.
“La Turquie de 2023 n’est plus celle de 2003. Son évolution depuis 2016 la rend difficilement compatible avec les standards démocratiques européens”
La balle se trouve donc dans le camp des Occidentaux, très divisés sur l’entrée de la Turquie dans l’Europe et désormais contraints par Ankara de devoir trancher ce débat sans cesse reporté aux calendes grecques. En cas de stagnation ou d’échec du processus, Erdogan aura beau jeu de les blâmer et d’en tirer les conséquences stratégiques. Par ce nouveau tour de force, le président turc a une fois de plus endossé le rôle qu’il affectionne le plus et qu’il sait valoriser auprès des Turcs : celui d’un redoutable animal politique capable de défendre avant tout les intérêts de son pays en faisant plier les Occidentaux à sa volonté.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 13/07/2023.