Dramatique à de nombreux égards, la guerre en Ukraine aura, comme tout conflit, permis à certains de saisir les opportunités offertes par les nouvelles reconfigurations géopolitiques. La Turquie est sans doute l’une des puissances régionales les plus avantagées à cet égard, et c’est en Asie centrale qu’elle cherche désormais à défendre ses intérêts. Accélérant une tendance qui avait nettement commencé à émerger en 2019 sous l’impulsion du président Erdogan, Ankara a multiplié depuis le début de l’année les partenariats économiques et militaires avec la plupart des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan.
Un “grand monde turc” qui arrange l’Occident
En dépit de leur proximité géographique, mais surtout ethnique et culturelle – tous ces pays sont turcophones et majoritairement musulmans – la Turquie et les pays d’Asie centrale ont pourtant mis du temps à établir des relations proches et efficaces après la chute de l’URSS en 1991. Même si la Turquie est rapidement devenue une partenaire commerciale pour ces États nouvellement indépendants, leur déficit structurel, leur faiblesse économique et leur difficile transition politique ont ralenti les échanges. Les initiatives de construction d’un marché commun, notamment par l’entremise de l’Organisation des États turciques créée en 2009 (qui compte également l’Azerbaïdjan) n’ont, semble-t-il, jamais dépassé le stade des déclarations de principes, ni permis de mettre en place une véritable approche multilatérale d’envergure. Jusqu’à récemment, la Turquie ne figurait même pas parmi les cinq premiers partenaires commerciaux du Kazakhstan, une place qu’elle occupe au Kirghizistan mais où elle ne représente que 4,5 % du volume des échanges.
“L’idée du développement d’un “grand monde turc” n’en est pas moins restée séduisante, y compris pour les Américains et les Européens qui y voyaient un moyen de créer des passerelles économiques entre l’Asie centrale et l’Occident, et surtout de limiter l’influence régionale des deux grandes puissances du monde musulman, l’Iran et l’Arabie saoudite”
Pour autant, l’idée du développement d’un “grand monde turc” n’en est pas moins restée séduisante, y compris pour les Américains et les Européens qui y voyaient un moyen de créer des passerelles économiques entre l’Asie centrale et l’Occident, et surtout de limiter l’influence régionale des deux grandes puissances du monde musulman, l’Iran et l’Arabie saoudite.
Contrats d’armement en cascade
Conscient de l’enjeu stratégique qu’un tel développement pouvait représenter pour la Turquie, Erdogan l’a renforcé depuis une dizaine d’années, de manière concomitante avec la mise en œuvre d’une diplomatie “néo-ottomane” plus agressive et démonstrative. C’est singulièrement ce déploiement de hard power qui a fait basculer l’Asie centrale dans le camp turc. En effet, l’implication de la Turquie dans le conflit syrien avait déjà commencé à l’imposer comme une puissance militaire digne d’intérêt pour les anciennes républiques soviétiques. Mais grâce à sa participation indirecte à la guerre en Ukraine et son soutien logistique à Kiev, Ankara a bénéficié d’une excellente vitrine pour son industrie de défense, dont le drone de pointe Bayraktar TB2 est l’un des fleurons.
“Grâce à sa participation indirecte à la guerre en Ukraine et son soutien logistique à Kiev, Ankara a bénéficié d’une excellente vitrine pour son industrie de défense, dont le drone de pointe Bayraktar TB2 est l’un des fleurons”
Celui-ci avait déjà fait ses preuves lors du conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie au Haut-Karabakh à l’automne 2020, assurant clairement à Bakou une supériorité technique sur sa rivale arménienne. En 2021, le Turkménistan, déjà l’un des principaux clients de la Turquie, et le Kirghizistan, en conflit avec son voisin tadjik, ont donc tous les deux signé un contrat d’armement pour doter leur armée du fameux drone, tandis que l’Ouzbékistan signait un accord de coopération en mars dernier. Deux jours après le début de l’offensive russe en Ukraine, le Kazakhstan et la Turquie envisageaient également une coopération militaire, et début mai, le président kazakh Tokayev réservait sa première visite d’État à Istanbul, notamment pour discuter du développement du “Middle Corridor” reliant la Chine à la Turquie en contournant la Russie, où le Kazakhstan tient une position centrale.
Des partenariats économiques pour combler le vide stratégique
Sur le plan économique, les deux dernières années ont également connu un développement soutenu des échanges bilatéraux. Pour la seule année 2021, ceux de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan avec la Turquie ont gagné un milliard de dollars par rapport à 2019, et les deux pays souhaitent augmenter ces échanges à hauteur de 10 milliards de dollars, tandis que ceux du Kirghizistan ont quasiment doublé en deux ans. La Turquie remédie même aux pénuries entraînées par la guerre ukrainienne et les restrictions d’exportations russes, devenant ainsi le principal fournisseur de médicaments pour certains de ses nouveaux partenaires.
“Face à une Russie sous sanctions et ostracisée sur la scène internationale, un Occident qui a confirmé son absence régionale en se retirant d’Afghanistan, et une influence chinoise dont l’omniprésence est de plus en plus contestée, la Turquie cherche naturellement à combler ce vide stratégique”
Il est indéniable désormais que la guerre en Ukraine a entraîné une reconfiguration géopolitique majeure dans la région dont Ankara profite opportunément. Face à une Russie sous sanctions et ostracisée sur la scène internationale, un Occident qui a confirmé son absence régionale en se retirant d’Afghanistan, et une influence chinoise dont l’omniprésence est de plus en plus contestée, la Turquie cherche naturellement à combler ce vide stratégique, qui répond de surcroît aux objectifs panturquistes d’Erdogan et à son rêve de devenir le leader des nations turciques asiatiques. Pour ces dernières, la Turquie représente avant tout une alternative crédible aux grandes puissances russes et chinoises, finalement fragiles ou contestables.
En compétition avec l’Iran pour le leadership régional
Ce rapprochement turco-asiatique menace cependant l’Iran, qui peut légitimement y voir une preuve supplémentaire de l’expansionnisme turc, l’une de ses principales inquiétudes géopolitiques. Certes, Téhéran a amélioré ses relations bilatérales avec ses partenaires asiatiques autour de la mer Caspienne, comme l’accord énergétique signé en décembre 2021 avec le Turkménistan et l’Azerbaïdjan en témoigne. Fort de sa minorité azérie et d’une proximité religieuse malgré son identité chiite, l’Iran dispose également d’attaches culturelles, géographiques et historiques fortes avec ses voisins d’Asie centrale.
“L’Iran dispose également d’attaches culturelles, géographiques et historiques fortes avec ses voisins d’Asie centrale. Pour autant, le rôle de “hub” énergétique et économique qu’il pourrait détenir lui échappe encore au profit de sa rivale turque”
Pour autant, le rôle de “hub” énergétique et économique qu’il pourrait détenir lui échappe encore au profit de sa rivale turque. Quarante ans d’ostracisme économique et de régimes successifs de sanctions sont naturellement à mettre en cause pour expliquer cet état de fait. Dans la compétition régionale qui l’oppose à la Turquie, l’Iran ne pourra limiter l’expansion turque dans sa sphère immédiate d’influence qu’au prix d’une réorientation stratégique qui passera par le renforcement et la multiplication des partenariats économiques, en complément d’un hard power militaire qui a déjà fait ses preuves. Face au recul de la Russie, et compte tenu des immenses ressources énergétiques dont il dispose, avantage colossal que ne possède pas la Turquie, le contexte devrait donc plus que jamais lui permettre de s’imposer face à Ankara.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 25/05/2022.