Si vis pacem, para bellum ? Depuis le 10 août, les relations entre l’OTAN, l’Union européenne et la Turquie s’assombrissent de semaine en semaine, à tel point que l’opinion s’alarme d’une possible guerre en Méditerranée orientale entre Athènes et Ankara. De fait, la Grèce a annoncé le 12 septembre son intention d’acquérir dix-huit Rafale et leurs armements auprès de la France, une phase d’armement et de modernisation de son aviation qui devrait lui donner un avantage certain sur l’aviation militaire turque, affaiblie par un matériel vétuste et surtout par les purges consécutives au coup d’Etat raté de 2016.
Emmanuel Macron pour sa part multiplie les menaces de sanctions à l’égard de la Turquie. La France, qui avait échoué en juin dernier à monter une action européenne et apparaissait isolée sur le sujet, semble avoir enfin suscité l’intérêt de ses voisins européens, comme l’atteste le sommet Med7 qui réunissait les pays méditerranéens de l’UE le 10 septembre à Ajaccio. « La Turquie n’est plus un partenaire dans la région », constatait le président français, tandis que le Premier ministre grec Kyriados Mitsotakis résumait très clairement, dans une tribune parue dans Le Monde, le choix qui s’impose désormais à l’Europe : « Si la Turquie refuse d’entendre raison d’ici là, je ne vois pas d’autre choix, pour mes collègues dirigeants européens, que d’imposer des sanctions significatives. Parce qu’il ne s’agit plus uniquement de solidarité européenne. Il s’agit de reconnaître que des intérêts vitaux – des intérêts européens stratégiques – sont désormais en jeu. Si l’UE veut exercer un véritable pouvoir géopolitique, elle ne peut tout simplement pas se permettre d’apaiser une Turquie belligérante. » Que l’on songe à cette époque pas si lointaine où la Turquie et l’Union européenne négociaient son intégration, pour se figurer aujourd’hui à quel point le divorce semble consommé entre ces deux puissances politiques…
Fidèle à son discours martial et sans filtre, Recep Tayyip Erdogan répond aux menaces par d’autres menaces. « Ne cherchez pas querelle à la Turquie ! », a-t-il averti. Mais que peut véritablement un pays qui souffre d’une crise économique de plus en plus grave depuis deux ans, et s’isole de ses voisins directs comme de la communauté internationale ? Pour autant, la fuite en avant dans laquelle Erdogan semble vouloir l’entraîner ne diminue en rien sa capacité de nuisance sur tout le pourtour méditerranéen, et même au-delà. C’est bien là que réside le défi géopolitique majeur de l’Union européenne, et l’urgence de considérer les motivations profondes de la Turquie afin de mieux y répondre.
Deux grandes questions motivent avant tout l’agenda turc, et en premier lieu l’indépendance énergétique. Disposant de très peu d’énergies fossiles domestiques – elle importe près de 99% du gaz qu’elle consomme, livré en majorité par la Russie – la Turquie se trouve néanmoins au cœur d’un carrefour énergétique colossal, entre l’Asie centrale, le Moyen-Orient et la Méditerranée orientale. Oléoducs et gazoducs transitent par son territoire pour acheminer les hydrocarbures vers l’Europe, à l’instar du Blue Stream construit sous la mer Noire et reliant la Russie et la Turquie. Aussi ses propres enjeux énergétiques – autonomie, développement de son secteur et revenus financiers issus de la taxation des hydrocarbures en transit – déterminent-ils une stratégie diplomatique expansionniste. L’implication militaire de la Turquie, d’abord dans le conflit syrien à partir de l’été 2016, puis en Libye en soutien au Gouvernement d’union nationale, lui ont ainsi permis de se replacer au centre du jeu géopolitique méditerranéen et de l’utiliser à son profit. La signature fin novembre 2019 de l’accord maritime turco-libyen – considéré comme illégal par la communauté internationale – donne déjà à la Turquie l’accès à des zones économiques convoitées par la Grèce et Chypre, mais également par l’Egypte et Israël, pour y mener des explorations gazières. Ankara est entrée par ailleurs en pourparlers avec Tripoli pour mener des explorations pétrolières en Libye, qui dispose des plus vastes ressources d’Afrique, de surcroit d’excellente qualité. Il paraît ainsi évident qu’en contrôlant les ressources d’hydrocarbures libyennes et méditerranéennes, la Turquie changerait radicalement son poids géoéconomique dans la région.
Le second axe de la diplomatie turque concerne la conquête d’une légitimité politico-religieuse au Moyen-Orient. Erdogan vise à imposer la Turquie comme une alternative politique crédible aux pouvoirs traditionnels du monde arabo-musulman – notamment la monarchie wahhabite des Saoud et la République islamique chiite iranienne – à destination des peuples musulmans, humiliés tant par l’Occident que par des régimes jugés corrompus et indignes. Ce contre-modèle s’inspire directement de l’islam politique des Frères musulmans, où la légitimité, contrairement au système pyramidal de la monarchie saoudienne, provient du processus électoral et de l’expression populaire. A travers un néo-ottomanisme mâtiné de nostalgie pour les heures de gloire de la Sublime Porte et de nationalisme, Erdogan cherche ainsi à redonner à la Turquie le prestige culturel et le leadership du monde arabo-musulman qu’elle aurait perdus à la chute du Califat. Toutes ses décisions fortement symboliques qui convertissent des lieux classés au Patrimoine mondial de l’humanité en mosquées, à l’instar de la basilique Hagia Sophia d’Istanbul, vont dans ce sens.
Cette « croisade » politique se heurte directement à la propre démarche de l’Iran, une puissance véritablement rivale au Moyen-Orient, qui possède malgré son identité chiite une crédibilité à la résonnance particulière au sein du monde musulman. Elle menace également le monopole religieux détenu par la monarchie saoudienne gardienne des Lieux saints, que la Turquie ne serait pas fâchée de transformer en zone internationale représentative de tous les courants de l’Islam, et « défendue » par les principales puissances musulmanes. A cet égard, le fait que l’Egypte, première nation arabe en termes culturel, historique et démographique, devienne une puissance de plus en plus écartée des grandes négociations diplomatiques pose un problème certain pour tempérer la recherche de puissance de la Turquie au Moyen-Orient.
Les conséquences de cet activisme politique protéiforme ne cessent de s’accumuler et les tensions s’aggravent, y compris avec les alliés directs de la Turquie. La Russie entretient ainsi un rapport de plus en plus ambigu avec une partenaire qui dépend d’elle, mais qui concurrence aussi ses intérêts sur le pourtour méditerranéen et en Syrie. Pour les Européens et l’OTAN, elle est un allié de plus en plus problématique, qui s’autorise à acquérir un système anti-aérien russe potentiellement menaçant pour les intérêts de l’Alliance atlantique, mais instrumentalise aussi la gestion des flux migratoires en provenance de Syrie – près de 4 millions de réfugiés syriens, irakiens et afghans vivent sur son territoire – et désormais d’Afrique subsaharienne depuis qu’elle contrôle le verrou libyen, ce qui paralyse de fait toute prise de décision radicale à son égard.
Un changement de paradigme doit présider au traitement de la question turque, qui représente déjà une menace existentielle pour les Européens sous de nombreux aspects. Certes, les choix géopolitiques de la Turquie interrogent fortement son maintien dans l’OTAN. Cependant, son exclusion de l’Alliance atlantique, après l’échec de son intégration à l’Union européenne, lèverait à ses yeux toutes les ambiguïtés persistantes et ne ferait qu’imposer davantage Erdogan en chef d’un front anti-occidental plus virulent que jamais.
Aussi, au-delà des affrontements verbaux, les dirigeants de l’Union européenne gagneraient avant tout à réactiver l’effort diplomatique pour la pousser à clarifier une politique depuis longtemps marquée par la duplicité. L’issue de cette réflexion déterminera si les Européens ont enfin pris la mesure du risque qui pèse sur l’équilibre de l’Europe, mais aussi du Moyen-Orient.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 27/09/2020.