En début de semaine, Recep Tayyip Erdogan a confirmé que la Turquie maintiendrait son veto à l’entrée de la Suède dans l’OTAN. Une réponse à l’autodafé d’un exemplaire du Coran devant l’ambassade de Turquie à Stockholm, qui a généré une crise diplomatique avec Ankara et une réaction violente dans le monde musulman. Cet évènement, ajouté à la réticence des autorités suédoises pour extrader les personnalités kurdes réfugiées en Suède, a achevé de crisper le président turc et pourrait donc bloquer la Suède aux portes de l’Organisation atlantique. Soucieuse de ne pas connaître le même sort et d’infléchir la position d’Ankara en sa faveur, la Finlande a en revanche autorisé mercredi 25 janvier une vente d’équipements militaires à la Turquie pour la première fois depuis 2019.
Les évènements de cette semaine sont symptomatiques du rôle ambigu de la Turquie dans ses relations avec l’Occident, et de sa capacité de nuisance sur la scène internationale. A travers le chantage exercé sur les deux candidates scandinaves, c’est en effet plus largement sur les Etats-Unis qu’Erdogan cherche à mettre la pression. Leur soutien aux Unités de protection du peuple (YPG) kurdes de Syrie l’empêche en effet de régler « la question kurde », obsession d’Erdogan en amont des élections présidentielles de juin prochain. Dans le même temps, le président turc envisage de plus en plus sérieusement de normaliser ses relations avec Bachar El-Assad, lui qui militait pourtant ardemment pour sa déposition, projet diplomatique qui a déjà reçu l’aval de la Russie. Autant de mauvaises nouvelles pour les Etats-Unis, et la preuve, semble t-il sans équivoque, de l’orientation « asiatique » de la diplomatie turque.
Dans la redéfinition des équilibres géopolitiques actuellement à l’oeuvre en Europe qui tend vers une nouvelle Guerre froide, d’aucuns pourraient ainsi sommer la Turquie de choisir son camp. En réalité, Erdogan maintient une longue tradition diplomatique d’ambivalence et de « non-alignement ».
Compte tenu de sa méfiance intrinsèque pour la Russie, issue de deux siècles d’affrontements militaires entre l’Empire russe et l’Empire ottoman et de démembrement pour ce dernier, la Turquie au lendemain de la Seconde guerre mondiale s’est spontanément tournée vers l’Europe et les Etats-Unis. Pour autant, sa relation avec les Occidentaux a toujours été empreinte, elle aussi, d’une méfiance réciproque. Essentielle comme pont vers le Moyen-Orient et comme relais avec le monde musulman depuis le 11 septembre 2001, la Turquie s’est progressivement éloignée de la doctrine « zéro problème avec les voisins » pour poursuivre son propre agenda stratégique qui s’intègre mal avec les objectifs occidentaux dans la région. Depuis quelques années, la relation de la Turquie à l’Occident a donc évolué vers un marchandage et des coups de pression permanents, dont les négociations actuelles sur l’extension de l’OTAN ne sont que la plus récente expression.
A l’inverse, la relation russo-turque, qui tient également beaucoup à la bonne entente entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, connaît une évolution particulièrement positive depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022. Même si la Turquie a d’abord cherché à jouer les médiatrices en Moscou et Kiev, en premier lieu pour préserver son entente avec l’Ukraine et ses intérêts en Mer Noire, par ailleurs pour se valoriser comme puissance locale influente, ses relations bilatérales économiques et surtout énergétiques avec la Russie n’ont pas été affectées par la guerre, bien au contraire. L’état catastrophique de l’économie turque a poussé Erdogan dans les bras de Moscou, faisant de la Russie le troisième partenaire commercial de la Turquie en 2022. Istanbul est notoirement un refuge pour les oligarques russes sous sanctions, et le projet russe de faire de la Turquie un « hub gazier » répond particulièrement aux multiples ambitions d’Ankara : satisfaire ses besoins énergétiques, sortir de la crise économique, obtenir enfin un nouveau moyen de pression sur les Européens.
Par son incessant bras de fer avec l’Occident, la Turquie prétend revendiquer son indépendance, conserver voire étendre son influence régionale afin de servir ses propres objectifs. L’axiome fondamental de la diplomatie turque est donc de multiplier les alliances, fussent-elles contradictoires. Ankara demeure ainsi volontairement à cheval entre l’Occident et l’Asie, car c’est un jeu qui doit lui permettre de rester maîtresse dans son étranger proche. Mais en tant qu’ « électron libre », elle est potentiellement dangereuse pour les équilibres régionaux, notamment dans le Caucase. Son interventionnisme dans le Haut-Karabakh aux côtés de l’Azerbaïdjan, ses projets panturquistes qui engendrent une agression permanente envers l’Arménie et une autre grande puissance voisine et rivale, l’Iran, le confirment.
En dépit de son aventurisme, l’influence de la Turquie demeure pourtant relative. La normalisation de ses relations avec les pétromonarchies sunnites du Golfe Persique ne lui a ainsi pas apporté la manne financière susceptible de résoudre la crise économique qui l’enlise depuis quatre ans, alors que ses provocations sont susceptibles de lui aliéner le soutien indispensable des Européens, son premier marché extérieur.
Cette dialectique incessante entre l’Asie et l’Europe, entre l’Est et l’Ouest, exprime donc avant tout la profonde crise identitaire qui occupe la Turquie depuis la fondation de la République il y a un siècle. Entre attrait pour l’Occident et nostalgie des racines asiatiques, la Turquie se refuse à choisir et tente une difficile conciliation des contraires. Ce serait tout à son honneur si cela ne se traduisait pas par une diplomatie agressive et stérile qui, in fine, installe défiance voire mépris à son égard auprès de tous ses alliés, au risque de la maintenir dans un statut de « puissance moyenne », voire de l’isoler.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 29/01/2023.