Le 21 novembre dernier, Recep Tayyip Erdogan était en visite d’État à Alger. Accueilli dès son arrivée à l’aéroport par le président algérien Abdelmadjid Tebboune, le président turc avait amené dans ses valises de nombreux ministres dont les portes-feuilles témoignent des sujets de coopération entre l’Algérie et la Turquie : finances et énergie bien sûr, mais aussi défense et renseignements, transports et infrastructures, commerce, sans oublier les affaires étrangères.
L’Algérie, c’est à la fois un partenaire économique de premier plan pour la Turquie et une porte d’entrée vers l’Afrique, mais aussi une bonne façon de damer le pion aux Occidentaux, dont les relations avec l’Algérie se ternissent et qui ont perdu de nombreux marchés dans le pays. Les chiffres confirment la vitalité de cette relation bilatérale entre Alger et Ankara : en 2022, les investissements turcs atteignaient près de 6 milliards de dollars et le volume d’échanges cinq milliards de dollars, chiffre qui doit être doublé à moyen terme. 1500 entreprises turques seraient aujourd’hui implantées dans le pays. Ces seules données placent l’Algérie à la fois comme deuxième partenaire commerciale de la Turquie en Afrique et première en termes d’investissements. Pour confirmer cette lancée, une dizaine d’accords de coopération et de mémorandums d’entente auraient été signés durant la visite d’Erdogan, dans des domaines aussi divers que l’énergie, l’aérospatial, l’environnement et même la production cinématographique, médium de choix pour le soft power turc à travers le monde musulman.
Cette visite témoigne de l’important développement de la « politique africaine » de la Turquie, initiée dès 2003 sous l’impulsion d’Erdogan, alors Premier ministre. On ne s’étonnera pas d’ailleurs qu’elle suive à s’y méprendre le tracé de la carte de l’Empire ottoman à son apogée, au temps de Soliman le Magnifique. A son extension maximale, l’autorité et l’influence de la Sublime Porte s’étendait en effet sur la majeure partie de l’Afrique du Nord, et jusqu’au début de la Corne de l’Afrique.
Aujourd’hui, les ambitions de la Turquie sur le continent sont multiples, puisqu’elles touchent aussi bien les questions économiques et énergétiques – l’Algérie est devenue le quatrième fournisseur de gaz de la Turquie derrière la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Iran – que migratoires. A cet égard, la présence d’Ankara en Libye, par exemple, s’explique à la fois par son intérêt énergétique et par le rôle qu’elle lui confère dans le contrôle des flux en provenance d’Afrique subsaharienne à destination de l’Europe. Et on sait combien ce droit de regard demeure crucial pour Ankara dans ses relations houleuses avec l’Union européenne.
Gigantesque marché de plus de 50 pays et d’1,4 milliards d’habitants en 2023, l’Afrique devrait connaître un tel boom démographique qu’elle représentera à elle seule un quart de la population mondiale d’ici 2050, d’après les chiffrages de l’ONU. On comprend que la Turquie, conjuguant à la fois l’héritage du passé et une anticipation réfléchie de l’avenir, ait osé parier très tôt sur le continent. En l’espace d’une quinzaine d’années, elle y a ainsi triplé le nombre de ses représentations diplomatiques, y a quadruplé son volume d’échanges, s’est ouvert de nouveaux marchés pouvant constituer de profitables alternatives à ceux, instables, du Moyen-Orient, notamment en Afrique de l’Ouest.
Outre le développement économique, qui bénéficie grandement au réseau d’entrepreneurs proches du pouvoir turc, les visées d’Ankara sur le continent sont également géopolitiques et religieuses. Sur ces deux points, l’étendue de sa présence en Somalie, particulièrement visible, reflète parfaitement sa stratégie globale.
Il y a plus de dix ans, l’engagement résolu de la Turquie en Afrique de l’Est, considéré comme un pari très hasardeux par les autres chancelleries en raison de l’insécurité chronique de la région, suscitait un grand étonnement. Mais la Corne est à la fois un carrefour et une porte : entre l’Asie et l’Afrique, entre l’Océan Indien et la Mer Méditerranée, via le détroit de Bab el-Mandeb et le Canal de Suez par lesquels transite un tiers du commerce maritime mondial. Entre 2011, où Erdogan a été le premier chef d’État non-africain à se rendre en Somalie depuis le début de la guerre civile en 1991, et aujourd’hui, l’implantation de la Turquie dans « un pays musulman, un pays frère » s’est donc opérée de manière spectaculaire, à grands renforts d’investissements en particulier dans la construction d’infrastructures. Mogadiscio a très vite accueilli la plus grande ambassade turque à l’étranger et une base militaire, ainsi que le plus grand hôpital du pays, qui porte le nom du président Erdogan. La gestion du port, principale ressource économique, est également sous l’autorité de la Turquie pendant vingt ans, sans compter les possibles ressources d’hydrocarbures situées au large de la Somalie, que la Turquie souhaiterait exploiter. En contrepartie de ses investissements, Ankara a eu les mains libres pour poursuivre son démantèlement du réseau Gülen, très développé en Afrique.
Aujourd’hui, la Turquie s’est aisément imposée comme le premier partenaire économique de cet « Etat failli » dont personne ne voulait entendre parler… hormis les pétromonarchies du Golfe Persique. En effet, la proximité de la Somalie avec la péninsule arabique et les principales routes maritimes commerciales n’est pas non plus pour rien dans l’intérêt grandissant de la Turquie à son égard. Outre que l’islam turc y concurrence l’islam wahhabite qui gangrène le pays (bien qu’il soit totalement étranger à ses traditions religieuses), Erdogan vise à en évincer ses principaux rivaux, l’Arabie Saoudite et les Emirats, sur le plan géopolitique et militaire. Les importants investissements turcs en matière sécuritaire et de lutte contre le terrorisme des Al-Chabab, affiliés à Al-Qaïda, sont là pour le démontrer.
La Somalie, et plus largement le monde musulman africain, constitue donc pour Erdogan une excellente vitrine permettant à la Turquie de s’affirmer en tant que puissance. A son corps défendant, l’Afrique est également devenue un énième terrain où s’exprime la rivalité toujours vivace (et ce en dépit des réconciliations intéressées) entre Ankara et Riyad pour le leadership du monde musulman sunnite. Compte tenu de l’impressionnante progression de l’influence turque aussi bien sur le plan diplomatique qu’économique, il semblerait que ce pari soit pour l’heure réussi.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 3/12/2023.