Samedi dernier, à la surprise générale, la présidente démocrate de la Chambre des Représentants Nancy Pelosi s’est rendue en Jordanie à la tête d’une délégation bipartisane de parlementaires américains, dont le représentant républicain Mac Thornberry, président de la Commission des Forces armées. L’objectif a été très clairement rendu public : discuter avec le roi Abdallah II de « l’aggravation de la crise » en Syrie.
En effet, depuis jeudi dernier, la Turquie observe un cessez-le-feu dans le nord-est du pays. En échange de leur assentiment à l’offensive, les Etats-Unis ont pu obtenir cinq jours de répit afin de laisser le temps aux Kurdes d’évacuer la zone. Las, cette trêve négociée à l’arraché est plus qu’incertaine. A peine 24h après que le Vice-Président Mike Pence l’ait annoncée, la plus grande confusion régnait quant à savoir si les troupes turques avaient bien cessé les combats ou continuaient à gagner du terrain. Le long de la frontière turco-syrienne, autour de Ras al-Ain, les Kurdes disaient conserver leur position défensive. Lundi, soit un jour avant la fin de la trêve, Turcs et Kurdes s’accusaient mutuellement de la violer. Erdogan jurait encore « d’écraser la tête des combattants kurdes » s’ils ne se retiraient pas de la ville d’ici mardi soir, tandis que Mazloum Abdi, commandant des Forces démocratiques syriennes, accusait la Turquie d’empêcher le retrait de ses troupes et en faisait porter la responsabilité aux Américains « qui ne font pas pression sur la Turquie ». La situation humanitaire est déjà catastrophique : l’offensive turque a fait plus de 500 morts, dont de nombreux civils, et quelque 300 000 personnes ont été déplacées.
Cinq jours ne représente qu’une mince durée pour trouver une solution à une crise qui a déjà rompu en partie l’équilibre déjà précaire du Moyen-Orient. Donald Trump croit avoir fait une opération « brillante d’un point de vue stratégique », mais parle t-il de sa stratégie pré-électorale – en annonçant le retrait des troupes américaines de Syrie, il ne fait, à ses yeux, que tenir une promesse de campagne – ou de la stratégie diplomatique américaine ? Car sur ce strict plan, le caractère incohérent, chaotique et désordonné de l’administration Trump, et la politique isolationniste qui prévaut désormais, ne trompe plus personne, y compris aux Etats-Unis.
Qu’attendre en effet d’un président qui n’hésite pas à proposer l’un de ses resorts de Floride comme lieu de tenue du prochain G7, à mettre ses propres troupes en danger sur un terrain d’opération étranger, et qui compare Turcs et Kurdes à « deux gosses en train de se battre » ? Ces derniers évènements n’ont fait qu’approfondir la crise entre le Congrès et Donald Trump, en lui attirant des critiques de tous côtés. 129 représentants républicains se sont ainsi joints mercredi dernier aux démocrates à la Chambre pour approuver une résolution non-contraignante condamnant le retrait des troupes américaines, quelques semaines après que le déclenchement d’une procédure de destitution par la majorité démocrate. En effet, pour Nancy Pelosi, « le président a déchaîné une escalade vers le chaos et l’insécurité en Syrie lorsqu’il a donné le feu vert à la Turquie pour attaquer nos partenaires kurdes ». Un commentaire qui n’a pas été du goût de Trump… Le climat politique est devenu tellement « acrimonieux » que Nancy Pelosi et Chuck Schumer, chef de la minorité démocrate au Sénat, ont dû interrompre une réunion dédiée à la Syrie à la Maison-Blanche, où la femme politique la plus puissante des Etats-Unis a été qualifiée par Donald Trump de « politicienne de bas étage ».
Mais il se trouve que la « politicienne de bas étage » est, pour sa part, consciente des enjeux. On peut difficilement argumenter contre le fait que les Américains ont fait une erreur stratégique, que les Européens ont failli à la contrer sur le plan diplomatique, ce qui laisse le champ libre à Bachar El-Assad et à Vladimir Poutine pour redéfinir la carte régionale et dépecer la Syrie. Nancy Pelosi, qui représente tout de même le troisième personnage de l’Etat fédéral américain, n’a ainsi pas attendu la fin de la trêve pour se rendre avec neuf collègues députés dans l’un des rares Etats arabes stables de la région et tenter de trouver une solution pérenne.
Samedi soir, l’entretien avec le roi Abdallah II évoqua donc non seulement la crise diplomatique et militaire engendrée par l’offensive turque, mais aussi ses conséquences : le flux grandissant de réfugiés, la stabilité régionale et la possible résurgence de Daech, ainsi que les opportunités données à la Russie – et, du point de vue américain, à l’Iran – pour profiter du chaos ambiant afin de faire progresser leur propre agenda.
On note sans grande surprise que l’élue démocrate n’est pas allée chercher l’aide d’Israël, allié naturel dans la région mais fortement affaibli par un Benjamin Netanyahu proche de Trump, désormais tenté par un rapprochement avec la Russie, et dont l’avenir politique est de toute façon incertain.
Alors pourquoi le choix de la Jordanie ? C’est, comme on l’a déjà souligné, l’un des rares Etats arabes stables et ouverts de la région, si ce n’est le seul. La Jordanie a été lourdement impactée par la guerre civile syrienne puisqu’elle partage 370 km de frontières avec la Syrie, et elle a accueilli près d’un million de réfugiés syriens depuis 2011. 650 000 sont d’ailleurs toujours enregistrés par le Haut-Commissariat aux réfugiés. C’est en outre un allié stratégique de premier plan pour les Américains, qui lui versent chaque année plus qu’un milliard de dollars d’aide financière et qui maintiennent dans le sud de la Syrie, non loin de la frontière jordanienne, une base militaire. Malgré l’ordre de retrait des quelque 2000 soldats américains stationnés en Syrie, Nancy Pelosi souhaite évidemment qu’une force reste au sud du pays afin de ne pas laisser un vide total dans le pays, vide qui serait rapidement rempli par les Russes et les Iraniens, et par l’Etat islamique qui compte encore 18 000 combattants en Syrie. Les discussions de la délégation avec le souverain jordanien ont donc porté également sur une approche globale, régionale et internationale en termes de contre-terrorisme et de coopération sécuritaire, mais aussi sur les possibles développements économiques de la région.
Le souverain hachémite, conscient pour sa part des enjeux auxquels le Moyen-Orient doit faire face, a d’abord souligné l’importance de la sauvegarde de l’intégrité territoriale de la Syrie et des garanties pour le retour « sûr et volontaire » des réfugiés. Il a demandé une solution politique qui allait dans ce sens. Mais pour l’heure, celle-ci semble bien lointaine. Car désormais, quelle est la réalité du pouvoir des Américains dans la région ? Alors qu’ils n’ont pu empêcher un de leurs propres alliés au sein de l’OTAN d’attaquer un autre de leurs alliés en Syrie, comment pourraient-ils désormais empêcher la Turquie de se doter d’une arme nucléaire, nouvelle ambition d’Erdogan ? La première puissance militaire du monde apparaît plus que jamais comme un tigre de papier, désespérément à la recherche d’alliés au Moyen-Orient.
Sans doute cet aspect de la situation n’a pas échappé au roi Abdallah, qui n’a pas manqué de rappeler à la délégation américaine que le conflit israélo-palestinien restait l’un des sujets clés des questions régionales. A ses yeux, une paix juste, durable et globale ne pourra passer que par la solution de deux Etats, qui garantira la création d’un Etat palestinien indépendant, aux frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale. Le sous-texte est ici très clair : si les Américains souhaitent se trouver de nouveaux alliés au sein des Etats arabes, ils ne les obtiendront pas sans contrepartie.
La délégation est repartie dès le dimanche matin, mais l’affaire est à suivre avec attention. Nul doute que les Américains n’attendront pas les prochaines élections présidentielles pour tenter de sortir leur diplomatie du bourbier dans lequel Donald Trump l’a jetée, et que d’autres rencontres de ce type sont à prévoir dans les semaines et mois à venir.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 22/10/2019.