Le 5 août est devenu pour le Bharatiya Janata Party, le parti ultra-nationaliste hindou de Narendra Modi, « un jour aussi important que celui où l’Inde gagna son indépendance », selon les propres mots du Premier ministre. En effet, le parti ultra-nationaliste hindou célébrait ce mercredi une double victoire politique. D’abord la reconstruction du temple hindou dédié à Rama à Ayodhya, en lieu et place de la mosquée de Babur, l’un de ses combats fondateurs. Le lieu de culte suscite depuis plus d’un demi-siècle une violente controverse entre hindous et musulmans, particulièrement depuis sa destruction illégale par les hindouistes en 1992 et les sanglantes émeutes qui ont suivies. En novembre dernier, la Cour suprême indienne a pourtant validé la reconstruction du temple hindou. Mercredi, Narendra Modi en a ainsi posé la première pierre, l’Etat soutenant symboliquement cet événement religieux au mépris de tout sécularisme, ciment de l’unité indienne depuis soixante-dix ans.
Nul hasard dans le fait que cette célébration soit intervenue le jour même du premier anniversaire de la révocation du statut d’autonomie de l’Etat de Jammu-et-Cachemire. Le 5 août 2019, cette région peuplée de 7 à 8 millions d’habitants majoritairement musulmans était placée sous tutelle indienne, une décision que les parlementaires de l’opposition avaient immédiatement dénoncée comme « un coup d’Etat ». Certes jusqu’alors administrée par l’Inde, cette partie du Cachemire historique bénéficiait néanmoins d’un statut spécial garanti par l’article 370 de la Constitution indienne, en raison de sa situation géopolitique particulièrement complexe. Le territoire himalayen se trouve en effet au cœur d’un âpre conflit entre le Pakistan et l’Inde, qui se disputent sa souveraineté depuis la Partition en 1947. Le Jammu-et-Cachemire possédait ainsi son propre drapeau, sa propre constitution et administration, et affichait des indicateurs de développement supérieurs à la plupart des Etats indiens, notamment sur le taux de fécondité, le niveau d’éducation ou le pourcentage de la population vivant au-dessus du seuil de pauvreté, malgré une économie pénalisée par l’instabilité politique et les tensions entre les deux irréconciliables « frères ennemis ».
Depuis un an, la situation domestique au Cachemire s’apparente véritablement à celle d’un territoire occupé où les habitants subissent une assimilation forcée et un régime de terreur permanent. Le jour même de la révocation de son autonomie, le Jammu-et-Cachemire a été envahi par les forces militaires indiennes, privé d’électricité et de moyens de communication, et progressivement coupé du monde extérieur. Parlementaires et militants locaux, qu’ils soient séparatistes ou pro-indiens, ont été arrêtés par les autorités, avant que l’armée n’ouvre le feu sur des manifestants pacifiques à Srinagar, la capitale de l’Etat. Aujourd’hui, les journalistes étrangers y sont toujours interdits de séjour, tandis que les habitants continuent de subir arrestations et interrogatoires arbitraires assortis de tortures à la moindre critique de la politique de Narendra Modi. Les musulmans sont remplacés par des hindous aux postes stratégiques, notamment dans l’administration. Pour porter plus loin l’abrogation de l’article 35 A de la Constitution indienne, qui accordait le droit exclusif aux résidents de l’Etat de posséder des terres, le gouvernement Modi a décidé au printemps, en plein confinement, de faciliter l’installation d’un demi-million de citoyens indiens au Cachemire, – priorité faite aux militaires et officiels y ayant déjà exercé. Depuis juin, l’armée dispose du droit de définir ses propres « zones stratégiques » librement constructibles.
Nul n’est dupe des motivations de Narendra Modi. Sous couvert de lutter contre le terrorisme cachemiri et d’apporter la « paix et la prospérité dans la région », son annexion du Cachemire s’inscrit, avec la reconstruction du temple d’Ayodhya, au cœur du programme électoral du Bharatiya Janata Party depuis près de quarante ans : le façonnage d’une Inde nouvelle fondée non plus sur le sécularisme mais sur l’Hindutva, « l’hindouïté », au détriment des autres minorités religieuses, et particulièrement des musulmans. A ce titre, le communiqué du Rashtriya Swayamsevak Sangh ou R.S.S, un groupe d’extrême-droite hindou, allié au BJP, publié il y a un an, avait le mérite d’éviter toute ambiguïté : « L’Etat de Jammu-et-Cachemire, et son identité musulmane majoritaire et oppressante, est un casse-tête pour notre pays depuis l’indépendance ». En niant la citoyenneté de millions de ses habitants, c’est pourtant le socle même de l’Inde moderne que Modi remet en cause, cette Inde plurielle qu’avait souhaité Jawaharlal Nehru, dont l’héritage politique est aussi nié que celui de l’Inde moghole musulmane. Pour l’heure, le Premier ministre populiste ne semble pas s’inquiéter des risques de bouleversements que sa politique d’assimilation forcée risque d’engendrer, négligeant évidemment de voir aussi qu’au Cachemire, l’insurrection locale est désormais moins suscitée par le soutien officieux du Pakistan et les affrontements transfrontaliers, que par les décisions arbitraires du gouvernement indien.
Le Pakistan, l’un des rares soutiens à la cause cachemirie, avec l’Iran et la Chine, a justement tenu à célébrer le premier anniversaire de l’occupation indienne à sa façon. Déterminé depuis un an à y apporter une réponse politique ou diplomatique, le Premier ministre pakistanais Imran Khan a quelque peu « gâché » les réjouissances du BJP en dévoilant la veille, mardi 4 août, une nouvelle carte politique du Pakistan qui lui rattache le Cachemire historique, dont le Jammu-et-Cachemire « illégalement occupé par l’Inde », ainsi qu’une partie du district de Junagadh dans le Gujarat – un Etat indien proche de la frontière sud-ouest du Pakistan, non loin de Karachi – et notamment l’ancien Etat princier de Manavadar. Habilement, Islamabad joue sur les récentes tensions entre la Chine et l’Inde au Ladakh, autre territoire himalayen disputé, en mentionnant une ambiguë frontière « indéfinie ». L’annonce a été immédiatement dénoncée par New Delhi comme une « absurdité politique sans validité légale ni crédibilité internationale », et comme le signe de l’obsession expansionniste du Pakistan via son soutien au « terrorisme » transfrontalier cachemiri.
Mais la provocation pakistanaise s’explique aisément par le manque de soutien manifeste que le Cachemire suscite au sein du monde musulman. Depuis un an, Imran Khan s’est ainsi vu systématiquement refuser ses multiples demandes d’inscrire la situation de la région à l’ordre du jour des réunions de l’Organisation de la Coopération islamique. Ce dédain a parfois pu aller jusqu’au chantage, ainsi lorsque, sur pression de l’Arabie Saoudite, Imran Khan dut annuler sa venue au Sommet islamique en Malaisie en décembre dernier, sous peine de se voir retirer toute aide économique par Riyad… La sourde rivalité entre les pays arabes du Golfe Persique et le Pakistan, deuxième pays musulman le plus peuplé du monde derrière l’Indonésie, s’exprime ici pleinement et les souffrances des coreligionnaires cachemiris pèsent fort peu face aux enjeux stratégiques et également économiques qui ont rapproché les pétromonarchies de New Delhi, au détriment d’Islamabad.
L’étonnante promulgation de cette nouvelle carte a pu ainsi pu apparaître, y compris au Pakistan, comme un acte désespéré d’Imran Khan pour démontrer le succès de sa croisade en faveur du Cachemire, qu’il mène pourtant globalement en solitaire. Le Premier ministre a néanmoins profité du moment pour susciter l’aide de la Turquie, autre grande rivale de l’Arabie Saoudite pour le leadership du monde musulman, et surtout pour réaffirmer l’étroit partenariat du Pakistan avec la Chine, qui depuis les derniers affrontements au Ladakh cherche activement à contrôler l’agressivité de l’Inde et à l’affaiblir. Autre « hasard » du calendrier, c’est précisément le 5 août qu’Islamabad a approuvé le plus important contrat du corridor économique Chine-Pakistan, qui s’élève à 6,8 milliards de dollars investis dans les infrastructures ferroviaires.
Bien qu’Imran Khan ait présenté cette nouvelle carte comme le premier pas d’une lutte politique visant à donner au peuple cachemiri son droit à l’auto-détermination, celui-ci n’en a jamais été plus éloigné. « Annexé » dans les faits, ou sur une carte, le Cachemire n’en reste pas moins pris en tenailles entre l’Inde et le Pakistan, avec la Chine en embuscade. Ses rêves d’indépendance s’évanouissent à mesure que les tensions s’affermissent, et en font plus que jamais le possible déclencheur d’un nouveau conflit indo-pakistanais.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 09/08/2020.