Alors que l’Azerbaïdjan a entériné sa reconquête du Haut-Karabakh par la force après son premier coup de boutoir il y a trois ans, l’Arménie apparaît plus que jamais fragile face à la prédation de son voisin. Elle accueille déjà plus des trois quart des réfugiés issus de l’enclave et craint désormais de voir son intégrité territoriale violée par Bakou. En dépit d’une situation qui s’apparente à un nettoyage ethnique après trois ans d’exactions – contre la population arménienne, mais aussi contre le patrimoine culturel arménien – au point de mobiliser aujourd’hui une mission de l’ONU, les réactions de la communauté internationale demeurent bien tièdes.
L’inaction des Etats-Unis dans une zone où la Russie a longtemps été influente interpelle tout particulièrement. Depuis 2020, année qui a vu la « guerre des 44 jours » révéler le décalage de force militaire et de soutiens entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, les Etats-Unis ont été largement spectateurs de ce « conflit gelé », héritage de l’effondrement de l’URSS en 1991. Leurs rares efforts diplomatiques n’ont jamais abouti à quelque engagement concret sur le terrain. Ce constat souligne à quel point la diplomatie américaine opère une hiérarchie des priorités, ou une sélection, entre les différents conflits actuels : lui aussi lointain vestige de la fin de la Guerre froide, le conflit ukrainien et les menaces de la Russie aux portes de l’Europe ont motivé l’intervention des Etats-Unis, qui s’insurgent contre l’annexion de la Crimée et du Donbass mais disputent beaucoup moins ce « droit » à l’Azerbaïdjan dans le cas de l’Artsakh.
Face à un monde de plus en plus multipolaire, force est de constater que les Etats-Unis persistent à lire les relations internationales selon un prisme relativement manichéen, en dépit du processus de complexification qu’elles traversent depuis le début de la décennie. « Pour » ou « contre » les Américains et leurs intérêts régionaux demeure l’unique grille d’analyse de leurs positionnements stratégiques. Ceci peut s’appliquer relativement facilement à certaines régions, comme l’Europe – contre la Russie – ou la zone Indo-Pacifique – contre la Chine. En revanche, dans les zones géographiques plus complexes, dont le Caucase est un excellent exemple, où alliés et adversaires ne sont pas aisément identifiables, Washington observe un prudent retrait stratégique. Ainsi, le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie pâtit du fait qu’aucun des deux belligérants n’est engagé formellement, en bien ou en mal, avec les Etats-Unis. La présence d’une forte communauté arménienne exilée sur le sol américain n’a d’ailleurs pas suscité davantage d’intérêt de la part de Washington pour ce conflit. Cette année, tout au plus le Secrétariat d’État s’est-il borné à réclamer un accord de paix négocié qui assurera la paix et la stabilité de la région. Le fait que la Russie ait été la grande puissance médiatrice du conflit en 2020 souligne cruellement l’absence des Etats-Unis.
En outre, la lecture américaine du conflit pâtit d’une grave erreur d’analyse sur la nature politique des belligérants. Bien qu’étant une démocratie, l’Arménie est considérée à Washington comme une alliée de la Russie. Bien qu’étant une dictature, l’Azerbaïdjan est avant tout considéré comme proche d’un membre de l’OTAN – la Turquie – et par ailleurs comme un nouvel allié providentiel et même jugé « fiable » de l’Union européenne, à laquelle il va désormais fournir près de un cinquième de ses ressources en gaz d’ici 2027.
L’autre difficulté est l’absence d’influence majeure de la part des Occidentaux dans certaines régions dont le potentiel stratégique ne leur apparaît pas de manière évidente. En dépit de sa centralité et des multiples interconnexions qu’il crée entre l’Europe, l’Asie centrale et le Moyen-Orient sur le plan commercial et énergétique, le Caucase semble victime de son relatif enclavement et d’une histoire qui l’a longtemps placé alternativement au coeur des empires perse, ottoman et russe, bien loin des Etats européens. La sphère d’influence russe se réduit pourtant comme peau de chagrin, tant la guerre en Ukraine focalise toute l’énergie du Kremlin.
Faute d’intérêts géostratégiques majeurs des grandes puissances occidentales dans la région, le Caucase semble donc voué à « l’oubli », sauf de la part de ses voisins les plus proches qui profitent habilement du vide stratégique pour faire avancer leurs ambitions. Depuis 2020, toute l’offensive azérie contre le Haut-Karabakh s’apparente ainsi à une guerre opportuniste : la désertion russe, l’indifférence européenne et l’actif soutien turc ont créé toutes les conditions pour en favoriser la réussite. Pour toutes ces raisons, le cessez-le-feu obtenu avec la reddition du gouvernement autonome du Haut-Karabakh demeure précaire. D’autres conflits seront de nature à se manifester dans la région – et les déclarations d’Erdogan et d’Aliyev à l’encontre du rattachement du Nakhitchevan via le corridor du Zanguezour, qui menace l’intégrité territoriale arménienne, doivent déjà attirer l’attention sur cette éventualité. La nature ayant horreur du vide, l’absence stratégique des Russes et des Occidentaux, grandes puissances « traditionnelles », laissera le champ libre aux puissances régionales pour occuper le terrain. La Turquie, qui poursuit son propre agenda et ses rêves d’indépendance stratégique, ne manquera pas de saisir l’occasion, mais trouvera probablement sur sa route l’Iran soucieux de préserver la stabilité de la région et sa propre souveraineté nationale. Le Caucase risque donc fort de redevenir un terrain d’affrontement pour les nouveaux empires prédateurs, et les Occidentaux y seront, une fois de plus, des acteurs inexistants.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 08/10/2023.