Ces derniers mois, la diplomatie américaine s’est particulièrement concentrée sur les négociations avec l’Arabie saoudite, en vue d’obtenir du royaume une reconnaissance officielle de l’État d’Israël et une normalisation de leurs relations. Riyad temporise cependant son engagement pour plusieurs raisons, la principale étant son souhait d’obtenir de Washington un partenariat sécuritaire renforcé et le développement d’un programme nucléaire civil sous égide américaine. Pour l’heure, ce rapport de forces semble stagner, au grand dépit de l’administration Biden qui souhaite remporter une victoire diplomatique d’envergure avant l’année électorale de 2024. L’Arabie saoudite n’a en effet pas obtenu satisfaction sur ses demandes, mais son hésitation tient également à un double risque pour sa stabilité, si d’aventure elle rejoignait les pays signataires des accords d’Abraham : celui d’une rupture dramatique avec l’Iran, et l’ensemble du monde musulman.
Rivalité Riyad-Téhéran pour le leadership du monde musulman
Alors que l’accord irano-saoudien signé en mars dernier sous le patronage de la Chine était un progrès d’envergure en faveur d’une stabilisation régionale, Riyad craint en effet qu’une main tendue vers Israël n’entraîne le mouvement inverse en froissant profondément l’Iran. La rivalité entre les deux grandes puissances militaires du Moyen-Orient est bien connue. Celle-ci s’est accentuée ces dernières années dans le cadre d’une guerre de l’ombre, aussi bien sur terre qu’en mer, jusqu’au sein même du territoire iranien dont les infrastructures sensibles ont plusieurs fois été la cible d’attaques israéliennes. Depuis 2017, Tsahal aurait mené plus de 400 frappes aériennes en Syrie et dans d’autres zones du Moyen-Orient contrôlées par l’Iran ou ses proxies locaux.
“L’Arabie saoudite craint donc que le pari ne lui coûte plus qu’il ne lui rapporte, face à un pays qui la challenge depuis quarante ans sur son rôle de leader du monde musulman”
À peine en cours de réconciliation avec Téhéran et consciente de son antagonisme avec Israël, l’Arabie saoudite craint donc que le pari ne lui coûte plus qu’il ne lui rapporte, face à un pays qui la challenge depuis quarante ans sur son rôle de leader du monde musulman, et dont l’armée a déjà prouvé en septembre 2019 qu’elle pouvait devenir une véritable menace pour sa sécurité. Téhéran s’est depuis longtemps accommodé de l’alliance entre les États-Unis et l’Arabie saoudite – rappelons qu’au temps du Shah, les deux puissances du Moyen-Orient étaient alliées de Washington, qui les considérait comme les “deux piliers” de sa politique dans la région. En revanche, une alliance avec Israël renforcerait considérablement le sentiment d’encerclement de l’Iran et son inquiétude légitime pour sa propre sécurité nationale, l’Arabie saoudite pouvant potentiellement servir de pont pour les activités israéliennes contre l’Iran – même si le royaume n’en a probablement pas l’intention.
Un accord sans portée militaire ?
Pour leur part, en normalisant leurs relations avec Israël en novembre 2020, Bahreïn et les Émirats arabes unis ont pris soin de limiter tous les sujets militaires à de vagues garanties sur la paix et la stabilité régionale. Si Manama et Abu Dhabi entretiennent naturellement une coopération militaire avec l’État hébreu, notamment dans le domaine de la cybersécurité, tous deux ont prudemment évité d’en faire officiellement état afin de ménager la susceptibilité de l’Iran, puissant voisin avec lequel les liens politiques et culturels sont complexes et anciens.
La question se pose de manière encore plus subtile pour l’Arabie saoudite, compte tenu de son statut régional et de son autorité morale et religieuse au sein du monde musulman. Toute alliance avec Israël, quand bien même celle-ci serait strictement formelle et dépourvue d’ambitions militaires, serait immanquablement condamnée par l’Iran comme une trahison envers les Palestiniens. En tant que gardien des lieux saints de l’Islam, le roi d’Arabie saoudite doit en effet garantir que le sort de Jérusalem soit équitablement décidé entre Tel-Aviv et Gaza. Les efforts de réconciliation entrepris entre l’Iran et l’Arabie saoudite – d’ailleurs à l’initiative de cette dernière – ne résisteront guère à une alliance israélo-saoudienne, qui sera immédiatement exploitée par l’Iran comme un aveu d’illégitimité pour représenter et défendre le monde musulman. Depuis 1979, la République islamique a régulièrement dénoncé l’Arabie saoudite comme un “arbre maudit” (pour reprendre les termes de l’Ayatollah Khomeini) infiltré par Israël, et ce combat politique a trouvé de multiples terrains d’expression. Si aujourd’hui, les choses semblent en voie d’apaisement, un rapprochement israélo-saoudien serait clairement de nature à les raviver.
Les États-Unis à la manœuvre
L’enjeu pour Riyad est donc particulièrement délicat : réussir à équilibrer, d’un côté son besoin d’un pacte sécuritaire avec les États-Unis, de l’autre la pacification de ses relations avec ses voisins et la préservation de sa propre légitimité au sein du monde musulman. Pour cette raison, l’Arabie saoudite se refuse encore à accepter toute normalisation avec Israël sans création d’un État palestinien, ou à tout le moins sans l’engagement d’un processus en ce sens, et ne se contentera donc jamais d’un gel des annexions israéliennes en Cisjordanie pour sceller un accord.
“L’Arabie saoudite se refuse encore à accepter toute normalisation avec Israël sans création d’un État palestinien, ou à tout le moins sans l’engagement d’un processus en ce sens. Néanmoins, l’influence des États-Unis pourrait être déterminante face à l’inflexibilité saoudienne”
Néanmoins, l’influence des États-Unis pourrait être déterminante face à l’inflexibilité saoudienne. Si Washington venait à accepter la plupart des demandes sécuritaires de l’Arabie saoudite en échange de meilleures garanties sur le sort des Palestiniens, une normalisation avec Israël pourrait voir le jour. Les Saoudiens espèrent qu’en contrepartie, le bouclier sécuritaire américain pourra être mobilisé en cas d’hostilité de l’Iran à leur égard. Dans un passé pas si lointain, lors des attaques contre les infrastructures pétrolières saoudiennes en septembre 2019, les États-Unis avaient pourtant brillé par leur absence et n’avaient engagé aucune guerre ouverte contre l’Iran. Ne serait-ce donc pas un pari risqué ?
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans le Nouvel Economist du 06/09/2023.