Rampantes depuis des mois, les tensions entre les militaires et les dirigeants civils du Soudan ont éclaté et se sont soldées le 25 octobre dernier par un coup d’État militaire, fomenté par le général Abdel Fattah al-Burhan.
Inspiré par l’arrivée au pouvoir du maréchal Sissi en juillet 2013 qui avait éjecté Mohammed Morsi, premier président élu au suffrage universel lors d’un scrutin libre, le général soudanais a fait arrêter, le 25 octobre, le Premier ministre Abdallah Hamdok, et tous les membres civils du Conseil de souveraineté qui dirigeaient depuis 2019 un gouvernement démocratique de transition fragile.
“Le général Abdel Fattah al-Burhan a promis de poursuivre “une transition vers un État civil et des élections libres en 2023”, sans toutefois préciser qui serait autorisé en 2023 à se présenter à ces élections”
Il a également dissous toutes les institutions de transition dont le Conseil de souveraineté. Se voulant rassurant, il a indiqué que le Premier ministre avait été emmené à son domicile “en bonne santé” et serait libéré “quand la crise sera finie”. Il a promis par ailleurs de poursuivre “une transition vers un État civil et des élections libres en 2023”, sans toutefois préciser qui serait autorisé en 2023 à se présenter à ces élections.
Soudan, une longue histoire de coups d’État
Pour justifier son putsch, le général accuse l’ex-gouvernement civil de la détérioration des conditions de vie des Soudanais en déclarant que “les forces politiques ne se soucient pas de résoudre les problèmes des citoyens”. Pourtant, les décisions impliquaient bien les forces militaires. Preuve en est que lors de la conférence de Paris, en mai 2021, qui a entériné le retour du Soudan sur la scène internationale et permis un allégement de sa dette, le général Burhan avait été invité aux côtés d’Abdallah Hamdok à participer à la réunion officielle.
“Après la chute de l’autocrate Omar al-Bachir en 2019, lui-même arrivé au pouvoir en 1989 en renversant une coalition instable, le duo militaro-civil qui s’est partagé les autorités de transition soudanaises a fait face à un Soudan en faillite”
Excepté une interruption de dix ans, les gouvernements militaires et les coups d’État se sont succédé à la tête du Soudan depuis sa déclaration d’indépendance en 1956. Après la chute de l’autocrate Omar al-Bachir en 2019, lui-même arrivé au pouvoir en 1989 en renversant une coalition instable, le duo militaro-civil qui s’est partagé les autorités de transition soudanaises a fait face à un Soudan en faillite qui n’a pas pu endiguer la détérioration sévère de l’économie, aggravée par la pandémie de Covid-19.
Inflation et corruption
Depuis 2019, la population souffre toujours des mêmes maux. Certes, des mesures d’austérité ont été mises en place sous la supervision du Fonds monétaire international, et ont permis au pays d’éponger sa dette (50 milliards d’euros) auprès des créanciers internationaux, mais la partie modeste de la population, soit la quasi-totalité, a subi de plein fouet ces mesures. Ainsi, dans le pays le plus endetté du continent africain, le quotidien des Soudanais se résume depuis quelques mois à un taux d’inflation de 400 % sur les produits de base, à la suppression de subventions sur la farine et les carburants, aux coupures d’électricité et aux pénuries de carburants et de médicaments. Le blocage de Port-Soudan, principal port du pays, par des centaines de manifestants issus de la tribu des Beja, depuis la mi-septembre, pour forcer la renégociation des accords de paix de Juba, a complètement paralysé les secteurs vitaux de l’économie soudanaise et fait empirer la situation économique du pays.
“Dans le pays le plus endetté du continent africain, le quotidien des Soudanais se résume depuis quelques mois à un taux d’inflation de 400 % sur les produits de base”
La corruption semble également être un des maux et une des causes de la mauvaise santé du pays. En effet, sous le règne de Bachir, les militaires avaient des positions privilégiées dans environ 250 entreprises nichées dans de nombreux secteurs stratégiques (pétrole, système bancaire, bâtiment, mines d’or, agriculture, bétail, télécoms) qui échappaient à la supervision du ministère des Finances et étaient exemptées de taxes, pourtant primordiales pour aider à renflouer les caisses de l’État soudanais en grandes difficultés économiques. Le Comité de démantèlement de l’ancien régime qui multipliait les enquêtes sur le détournement de biens et de richesses a été récemment dissous par le général Burhan.
La “manifestation du million”
Des milliers de Soudanais, entrés en désobéissance civile, sont descendus manifester pacifiquement dans les rues de Khartoum, la capitale, et dans 70 autres villes du pays, pour se révolter contre la reprise en main brutale des militaires. Les manifestations ont été violemment réprimées, ayant fait une dizaine de morts et des dizaines de blessés. Par ailleurs, les militaires sont d’autant plus puissants que le général a annoncé la mise en place de l’état d’urgence à son arrivée au pouvoir. Les réseaux téléphoniques et Internet ont ainsi été coupés par les militaires dans Khartoum. La presse est muselée et la télévision d’État, contrôlée par l’armée depuis le jour du putsch, diffuse en continu des images de propagande, montrant des soldats blessés par des manifestants.
“Les militaires sont d’autant plus puissants que le général a annoncé la mise en place de l’état d’urgence à son arrivée au pouvoir. Les réseaux téléphoniques et Internet ont ainsi été coupés par les militaires dans Khartoum”
Toutefois, les scènes de lynchages, de passage à tabac d’hommes et de femmes, d’humiliations telles que des manifestants rasés par les soldats, ont inondé les réseaux sociaux et ainsi alerté la communauté internationale sur la répression des mouvements pacifiques au Soudan.
Face à la situation au Soudan, l’ONU a réclamé “le rétablissement d’un gouvernement de transition dirigé par des civils”, en menaçant de retirer les aides économiques. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a condamné le “coup d’État militaire”, exhortant au respect de la “charte constitutionnelle”. Le Conseil de sécurité de l’ONU, qui s’est tenu le 28 octobre, a exigé le retour d’un gouvernement dirigé par des civils.
“Le Conseil de sécurité de l’ONU a exigé le retour d’un gouvernement dirigé par des civils. Mais dans les rues de Khartoum, les Soudanais n’attendent pas les effets concrets de ces annonces politiques et continuent d’ériger des barricades pour bloquer les militaires”
Mais dans les rues de Khartoum, les Soudanais n’attendent pas les effets concrets de ces annonces politiques et continuent d’ériger des barricades pour bloquer les militaires, malgré les coupures des télécommunications, visiblement résolus à sacrifier leur vie pour rétablir un gouvernement de civils dans leur pays. La “manifestation du million” évoquée sur les réseaux sociaux ne semble être que le début des mouvements de révolte.
Pression de la communauté internationale
La fronde a également convaincu la diplomatie locale puisque des dizaines de diplomates soudanais, dont les ambassadeurs les plus importants, ont officiellement apporté leur soutien aux manifestants se déclarant contre le coup d’État, ce qui leur a valu d’être limogés dans la foulée.
Côté États-Unis, même si le Soudan reste une préoccupation mineure, Washington a d’ores et déjà annoncé la suspension d’une aide de 700 millions de dollars. La Banque mondiale a également cessé son aide. Le général Burhan cherche ainsi, plus que jamais, l’appui des parrains régionaux tels qu’Israël (notamment en raison de la reconnaissance par le Soudan de l’État hébreu dans le cadre des accords d’Abraham), l’Arabie saoudite, l’Égypte ou les Émirats arabes unis, grandement présents dans l’économie nationale. Mais la pression exercée par la communauté internationale pourrait pousser même ces pays alliés du Soudan à s’abstenir afin de ne pas associer leur image à celle du coup d’État.
“Le général Burhan cherche plus que jamais, l’appui des parrains régionaux tels qu’Israël, l’Arabie saoudite, l’Égypte ou les Émirats arabes unis, grandement présents dans l’économie nationale”
Pour la Russie en revanche, ce putsch est “le résultat logique d’une politique ratée qui a été menée ces deux dernières années”, considérant que “les autorités de transition et leurs parrains étrangers se moquaient du désespoir et de la situation pitoyable de la majeure partie de la population”.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 03/11/2021.