170 morts, tel est le bilan de deux jours d’affrontements entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, les plus violents depuis le cessez-le-feu signé il y a deux ans. Il y a de cela deux semaines, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian et le président azéri Ilham Aliyev se rencontraient pourtant à Bruxelles, sous l’oeil attentif de l’Union européenne déterminée à faire avancer un processus de paix entre les deux voisins. Mais le conflit autour de la souveraineté totale sur le Haut-Karabakh demeure toujours en basse intensité, en dépit de la fin de la « guerre des 44 jours » et de la cession de nombreux territoires sous juridiction arménienne. La récente escalade confirme, s’il y avait encore un doute, que l’Azerbaïdjan use d’une diplomatie de façade et conserve l’hostilité comme choix stratégique de prédilection pour obtenir des concessions de l’Arménie. En l’espèce, le sujet de discorde, lié à la question de l’enclave séparatiste, concerne la nature exacte du corridor du Zanguezour, qui doit relier la zone de Nakhitchevan, sous juridiction azérie, au reste de l’Azerbaïdjan via le sud de l’Arménie.
Ce projet demeure l’un des principaux contentieux entre les deux pays depuis novembre 2020. En effet, l’Arménie se doit, en vertu de l’accord de cessez-le-feu, de permettre l’ouverture de cette voie de circulation et d’en garantir la sécurité, Bakou accusant régulièrement Erevan de manquer à ses obligations en la matière. Ce corridor cristallise cependant deux problématiques, à la fois sur son tracé et son statut juridique. Fin août, l’Arménie proposait un tracé alternatif jouxtant exclusivement les territoires azéris comme le Kelbajar et le Gubadli. Mais l’Azerbaïdjan tient à un tracé qui relierait Nakhitchevan à la ville de Zangilan en longeant la majeure partie de la frontière sud de l’Arménie, ce que Erevan refuse catégoriquement.
La question du statut de cette route pose également question. D’après l’accord de cessez-le-feu, ces nouveaux axes de communication devraient être placés sous contrôle de gardes-frontières russes, puisque la Russie est la force de maintien de la paix dans la zone. En outre, l’Azerbaïdjan exige que ses ressortissants puissent traverser le territoire arménien sans être soumis aux douanes. L’Arménie cherche donc à dessein à déconnecter le projet routier du projet de route ferroviaire qui doit suivre le tracé proposé par l’Azerbaïdjan, afin de ne pas permettre à Bakou de créer un corridor semblable à celui de Lachin, qui connecte l’Arménie au Haut-Karabakh via l’Azerbaïdjan sans droit de regard pour celui-ci.
Considéré comme une priorité pour son pays, le corridor de Zanguezour se trouve donc au cœur de la stratégie de l’Azerbaïdjan. Ilham Aliyev a déjà menacé d’annexer les territoires traversés par le corridor par la force si les négociations avec l’Arménie ne répondaient pas à ses exigences territoriales, tandis que Nikol Pachinian jurait que jamais l’Arménie ne permettrait à l’Azerbaïdjan de détenir un corridor à travers son territoire, qui serait vécu comme une intolérable perte de souveraineté.
Erevan craint légitimement de perdre le contrôle de sa frontière sud, la seule qu’elle partage avec un puissant soutien et allié : l’Iran. Téhéran a d’ailleurs accueilli le projet du corridor de Zanguezour avec la même circonspection que l’Arménie, compte tenu de l’importance de ses échanges bilatéraux avec sa voisine et de cette connexion terrestre pour atteindre le Caucase et l’Europe. Les Iraniens craignent de surcroit de se retrouver encerclés à la fois par l’Azerbaïdjan et la Turquie, deux pays unis par un même idéal panturquiste qui menace directement la cohésion territoriale de l’Iran, et constitue à ce titre une angoisse existentielle majeure pour le régime iranien. Le fait que le Guide suprême Ali Khamenei ait critiqué ouvertement ce projet de corridor pourrait donner à l’Arménie plus de poids dans son bras de fer face à l’Azerbaïdjan. La position du Premier ministre arménien est néanmoins ambigüe, puisqu’à la grande fureur de ses concitoyens, Pachinian aurait envisagé de concéder la souveraineté totale sur le Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan dans l’espoir sans doute de mettre fin à ce conflit vieux d’un siècle.
La Russie, autre grande puissance impliquée dans ce conflit gelé, conserve un rôle tout aussi ambivalent dans la région. Le Kremlin a certes toujours montré un intérêt certain à une ouverture des voies de communication à travers le Caucase et vers la Turquie, aujourd’hui plus que jamais alors que les axes européens lui sont désormais fermés. Mais il demeure également une force de de médiation et de maintien de la paix, et le garant du cessez-le-feu entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Le fait que les récentes attaques azéries interviennent dans un moment de grande faiblesse militaire pour la Russie pourrait l’inciter à promouvoir l’entente entre les deux belligérants, et à ne pas ouvrir un second front dans son étranger proche, quitte à ajourner ses objectifs économiques dans la région.
En Azerbaïdjan même, ces nouvelles hostilités ne font pas l’unanimité. Alors que la « guerre des 44 jours » en 2020 avait été largement acceptée voire saluée par l’opinion et l’opposition politique azéries, les attaques de cette semaine n’ont dégagé aucun consensus. Les pertes humaines ont été lourdes pour l’armée azérie, et leur « utilité » stratégique a été d’autant plus discutée qu’elles n’ont permis aucun gain territorial ou diplomatique. Ceux qui en Azerbaïdjan ne soutiennent pas la guerre craignent en effet qu’une nouvelle escalade de violences ne finisse par être gravement préjudiciable à l’équilibre du pays, d’autant que le soutien international risque d’être maigre. Erdogan, déjà en campagne pour une réélection difficile, rechignera peut-être à soutenir un nouveau conflit dans un contexte économique catastrophique pour la Turquie. Privé du soutien d’Ankara, Bakou pourrait ne pas rééditer l’exploit de 2020 et donc s’enferrer dans une grave erreur stratégique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 18/09/2022.