Dimanche soir, la Turquie est entrée dans une nouvelle séquence d’incertitude politique. Aucun des deux candidats à l’élection présidentielle n’a franchi la barre des 50 % plus une voix, nécessaire à une victoire dès le premier tour. Kemal Kilicdaroglu et Recep Tayyip Erdogan ont désormais quinze jours pour convaincre les Turcs qu’ils seront aptes à diriger leur pays, quinze jours qui seront sans nul doute marqués par de multiples rebondissements et tensions.
Outre les enjeux domestiques, cette élection inédite à bien des égards aura nécessairement des conséquences sur la politique étrangère turque. Son évolution est considérée avec inquiétude par les voisins et alliés de la Turquie, et l’Arménie pose naturellement un regard particulier sur l’issue du scrutin. Engagée dans un difficile et incertain processus de normalisation avec Ankara, Erevan demeure circonspecte face à l’éventuel changement politique qui se présente chez sa voisine.
Quelques pas vers la normalisation
Pour des raisons historiques évidentes qui remontent au génocide de 1915 perpétré par l’Empire ottoman, la Turquie et l’Arménie n’ont jamais eu de relations diplomatiques formelles. Depuis 1993 et le début de la première guerre du Haut-Karabakh, leur frontière commune a été fermée par la Turquie, par solidarité avec l’Azerbaïdjan. C’est plus encore la politique ouvertement panturquiste du président Erdogan dans le Caucase qui a accru la méfiance de l’Arménie – avec raison. Dans la perspective de reconquérir les territoires perdus dans le Haut-Karabakh en 1994, l’Azerbaïdjan a bénéficié du soutien militaire d’Ankara plusieurs années durant, ce qui lui a permis d’organiser sa supériorité militaire et d’imposer une humiliante défaite à l’Arménie à l’automne 2020.
“La forte proximité d’Erdogan avec Ilham Aliyev, président d’Azerbaïdjan, dont la rhétorique est de plus en plus agressive, laisse craindre le pire pour les intérêts de l’Arménie en cas de réélection du président turc”
Depuis lors, la Turquie a ouvert avec sa voisine affaiblie un processus de normalisation de leurs relations bilatérales, qui demeure chaotique en dépit de quelques avancées. Les deux pays se sont en effet accordés sur la reprise des vols directs de voyageurs et de fret, et sur un traité, non encore ratifié, d’ouverture de la frontière terrestre aux citoyens de pays tiers et aux personnes titulaires d’un passeport diplomatique. Dans cette optique, le gouvernement arménien a accepté de financer la rénovation du poste de contrôle frontalier de Margara.
Le génocide arménien en toile de fond
Pour autant, l’ombre du génocide arménien semble toujours planer sur ces efforts, qui parviennent mal à effacer le poids du passé. Quelques semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle turque, Ankara a fermé son espace aérien à certains vols en provenance d’Arménie, en réaction à l’inauguration d’une fontaine-mémorial dédiée aux membres de l’opération “Némésis”, ces “Justiciers arméniens” qui avaient tenté d’assassiner les futurs génocidaires ottomans. Aujourd’hui, c’est la forte proximité d’Erdogan avec Ilham Aliyev, président d’Azerbaïdjan, dont la rhétorique est de plus en plus agressive, qui laisse craindre le pire pour les intérêts de l’Arménie en cas de réélection du président turc.
Renforcé à la tête de la Turquie, ayant tout loisir de donner libre cours à sa politique panturquiste, Erdogan sera en mesure d’exiger de l’Arménie qu’elle accepte non seulement une résolution du conflit du Haut-Karabakh conforme aux intérêts de l’Azerbaïdjan, mais aussi qu’elle cesse de militer pour une reconnaissance internationale du génocide de 1915 pour prix de leur réconciliation diplomatique. Face à l’Arménie en difficulté, Ankara pourrait affermir ses exigences et aller jusqu’à lui imposer d’accepter la réalisation du corridor du Zanguezour, qui traversera sa province de Syunik pour ouvrir la voie à la Turquie vers les pays turcophones d’Asie centrale à travers le Caucase, au détriment de sa propre souveraineté territoriale.
Quelques concessions arméniennes
Faute d’un soutien international significatif, Erevan a déjà fait évoluer certaines de ses positions. Si la Turquie demeure dans l’esprit collectif arménien une menace, voire une ennemie, la perspective de normaliser leurs relations ouvrirait néanmoins de vastes opportunités économiques. Le gouvernement arménien estime qu’une réouverture de la frontière commune réduirait la distance entre Ankara et Erevan de 200 kilomètres, et entraînerait donc des économies d’énergie pour le transport routier.
“Une réorientation de la diplomatie turque vers des positions atlantistes passera nécessairement par une relation plus conciliante avec l’Arménie”
Une augmentation des échanges commerciaux est espérée, puisqu’en dépit de ses différends avec la Turquie, l’Arménie importe déjà de nombreux biens de consommation turcs, aluminium et fruits. Aussi ne conditionne-t-elle plus la reprise des relations bilatérales à une reconnaissance formelle par l’État turc de sa responsabilité dans le génocide arménien. Elle demeure cependant catégoriquement opposée à toute perte d’emprise territoriale impliquée par le tracé du corridor du Zanguezour, qui la couperait de sa frontière stratégique avec l’Iran et créerait un sentiment d’encerclement et de vulnérabilité face à ses voisins et rivaux.
L’hypothèse d’une victoire de Kilicdaroglu
La défaite du président turc sortant, certes peu probable, serait donc accueillie favorablement par les Arméniens Pour autant, une alternance politique à Ankara ne signifiera pas nécessairement un changement profond des relations entre les deux pays.
En cas de victoire de Kemal Kilicdaroglu, très peu probable, l’apaisement pourrait néanmoins être de mise, étant donné que le candidat kémaliste souhaite rouvrir un canal plus franc avec les instances occidentales, renforcer la coopération avec les États-Unis dans le cadre de l’Otan, et reprendre le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Compte tenu du soutien de longue date des Occidentaux à la cause arménienne, une réorientation de la diplomatie turque vers des positions atlantistes passera nécessairement par une relation plus conciliante avec l’Arménie.
Changement de méthode
Une incidence peut être légitimement attendue sur le dossier du Haut-Karabakh, bien qu’il soit peu probable que l’étroite relation entre la Turquie et l’Azerbaïdjan soit révisée, compte tenu de la profondeur de leurs liens économiques, stratégiques et culturels. La présidence d’Erdogan laissera un héritage pesant et durable en termes de défense des intérêts géopolitiques du son pays, que l’opposition pourra difficilement rejeter en bloc au risque de devenir impopulaire.
“Près de 89 % des Arméniens considèrent la Turquie comme une “menace politique”, et cette opinion monte à 93 % de la population concernant l’Azerbaïdjan. Vox populi !”
Des changements notamment dans la méthode sont donc prévisibles en cas d’alternance politique en Turquie, et l’Arménie en bénéficiera certainement. Pour autant, attendre une reconfiguration totale de la diplomatie turque dans le Caucase serait une erreur stratégique. Au demeurant, l’opinion publique arménienne n’est pas dupe des intentions de sa voisine, et demeure ambivalente face à la perspective d’une normalisation : près de 89 % des Arméniens considèrent la Turquie comme une “menace politique”, et cette opinion monte à 93 % de la population concernant l’Azerbaïdjan. Vox populi !
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 17/05/2023.