Longtemps, Kemal Kilicdaroglu a peiné à s’imposer comme une alternative crédible à Recep Tayyip Erdogan. “Force tranquille” autoproclamée, le leader du parti kémaliste CHP était jugé mou, terne, sans relief face à la combativité et l’agressive éloquence du président turc.
Kemal Kilicdaroglu, candidat “normal”
Le manque de charisme dont ses détracteurs, jusqu’au sein de son propre parti, accusent Kemal Kilicdaroglu, ne l’a pourtant pas empêché d’être un habile manœuvrier politique. Il a d’abord réussi à créer, et maintenir en dépit des rivalités internes, une coalition de six partis d’opposition, la “Table des Six”, et à bénéficier du soutien d’Ekrem Imamoglu et de Mansur Yavas, les populaires maires d’Istanbul et d’Ankara. Il a su également créer un contraste saisissant avec un rival à la rhétorique tour à tour violente et fataliste, obsédé par la gloire perdue de l’Empire ottoman et lui-même aux prises avec une folie des grandeurs symbolisée par son fameux palais présidentiel de 1 000 m² à Ankara. Dans un contexte de crises multiples et d’inflation galopante, Kemal Kilicdaroglu a choisi un autre story-telling : filmé dans sa cuisine en Formica en train de discuter de la hausse des prix, Kemal Kilicdaroglu offre aux Turcs un candidat simple et “normal”, qui leur ressemble, attaché à répondre à leurs difficultés quotidiennes.
Le “système Erdogan” ébranlé
Le résultat est là : à moins d’un mois du premier tour de l’élection présidentielle turque [le 14 mai, ndlr], la grande majorité des instituts de sondages locaux crédite ce fils de fonctionnaire et ancien économiste originaire de la minorité alévie [qui regroupe des membres de l’islam dits hétérodoxes, ndlr], très marginalisée en Turquie sunnite, d’une avance de 7 à 10 points sur son rival. Sans garantir une victoire au premier tour, cela semble déjà suffisant pour ébranler le “système Erdogan” et compromettre la réélection du président sortant. La fébrilité du pouvoir est si palpable que la campagne est désormais rythmée par les agressions dont certains membres de la coalition de l’opposition font l’objet, comme Meral Aksener, la cheffe du Bon Parti, dont la permanence a été la cible de coups de feu. Après 20 ans au pouvoir, il est difficile d’imaginer Erdogan acceptant de quitter la place sans combattre. L’affaiblissement institutionnel qu’il a engagé depuis 2017 pour garantir sa longévité au pouvoir visait précisément à empêcher toute alternance.
Une coalition très (trop) hétéroclite
Il est cependant nécessaire de faire preuve d’imagination face à un scénario dont l’éventualité ne laisse plus de doute. Quel visage aura la Turquie en cas de départ d’Erdogan ? Beaucoup, notamment en Occident, rêvent déjà d’un régime parlementaire, de voir la Turquie redevenir une alliée “moins problématique” au sein de l’Otan et de nouveau engagée dans le processus d’adhésion à l’Union européenne, ce que Kemal Kilicdaroglu a d’ailleurs promis. Le tableau mérite néanmoins d’être nuancé.
“Kilicdaroglu se trouve à la tête d’une coalition de partis unis en premier lieu dans leur détestation du président sortant”
Certes, la diversité de la coalition élargit grandement la base électorale de l’opposition, et cette large représentativité peut être un avantage de taille auprès de la population turque. Des kémalistes à l’islam politique en passant par les déçus de l’AKP et les nationalistes, de nombreuses tendances sont présentes et promettent un programme commun qui doit engager les réformes constitutionnelles et structurelles dont la Turquie a besoin.
Mais Kilicdaroglu se trouve aussi à la tête d’une coalition de partis unis en premier lieu dans leur détestation du président sortant. Le propre des coalitions est d’être constamment menacées par les divergences de vues de leurs membres, et à cet égard, la probabilité d’une entente entre le CHP kémaliste, le Bon Parti nationaliste et le Saadet Partisi, adepte de l’islam politique, sur les questions d’éducation, de droits des femmes, d’immigration, de liberté de la presse, laisse dubitatif. Ce caractère hétéroclite peut compromettre la définition d’un projet politique clair.
Un projet diplomatique dans la ligne d’Erdogan
Certains sujets clés pour la société turque parviennent néanmoins à être consensuels. La proposition controversée de Kemal Kilicdaroglu, à l’automne dernier, de garantir le droit du port du voile, a illustré la mue qui s’est opérée jusqu’au sein de l’antique parti kémaliste concernant la laïcité et le sujet sensible de la place de la religion dans l’espace public, dans l’unique but de séduire l’électorat conservateur. Alors que la coalition bénéficie du soutien tacite du HDP, le parti pro-kurde interdit d’élections, ce qui la crédite d’une réserve de voix d’au moins 10 % des électeurs, son manifeste ne fait pourtant aucune mention spécifique à la “question kurde”, tant son caractère “problématique” fait l’unanimité au sein de la classe politique turque. Enfin, bien qu’alévi lui-même et ouvert au dialogue, Kilicdaroglu n’a rien détaillé concernant la question des droits des minorités.
“Les six partis coalisés s’entendent parfaitement sur la défense prioritaire des intérêts turcs sur la scène diplomatique, ce qui promet des relations tendues avec l’Union européenne, l’Otan et les États-Unis”
Sur le plan diplomatique, la présence possible au sein d’un nouveau gouvernement d’Ahmet Davutoglu, l’ancien ministre des Affaires étrangères d’Erdogan, concepteur de la stratégie “zéro problème avec les voisins”, pourrait contribuer à une réévaluation de la diplomatie turque et de ses engagements à l’étranger. Néanmoins, les six partis coalisés s’entendent parfaitement sur la question du retour des réfugiés syriens dans leur pays, ainsi que sur la défense prioritaire des intérêts turcs sur la scène diplomatique, ce qui promet non seulement la poursuite de certains processus entamés sous Erdogan – à commencer par la normalisation des relations bilatérales avec la Syrie de Bachar El-Assad – mais aussi des relations tendues avec l’Union européenne, l’Otan et les États-Unis.
Vaste programme
Kemal Kilicdaroglu fait preuve d’un grand volontarisme et multiplie les promesses parfois démagogiques, ainsi lorsqu’il garantit la vente des avions présidentiels, le retour du siège de la présidence à Ankara et la mise à disposition du palais démesuré d’Erdogan auprès du public turc. Plus sérieuses et urgentes semblent être ses promesses de réformes constitutionnelles permettant un retour au système parlementaire qui prévalait avant 2017, ou encore ses propositions pour engager la Turquie sur la voie des énergies renouvelables, et la doter de politiques publiques adaptées au changement climatique et à une géologie problématique, qui s’est dramatiquement manifestée le 6 février dernier.
“Kemal Kilicdaroglu multiplie les promesses parfois démagogiques, ainsi lorsqu’il garantit la vente des avions présidentiels”
La question est naturellement de savoir s’il aura les moyens de les mettre en œuvre, et selon quel calendrier. La réhabilitation des institutions et du parlementarisme est une priorité, tout comme le redressement économique, mais quel sera leur degré de faisabilité face à un système judiciaire et politique corrompu, et sans pratiquer de spoil-system [ou système des dépouilles, selon lequel un nouveau gouvernement, devant pouvoir compter sur ses fonctionnaires, substitue des fidèles à ceux qui sont en place, ndlr] ? Kemal Kilicdaroglu nourrit les attentes d’un pays qui souhaite retrouver un fonctionnement normal pour éviter l’isolement, au risque de nourrir aussi un profond ressentiment en cas d’impuissance à les satisfaire. Bien que possible, la victoire ne sera pas aisée. Mais le véritable défi qui attend l’opposition est de réussir à maintenir une dynamique politique cohérente afin de répondre aux urgences de la Turquie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 19/04/2023.