Déjà partisan d’un retrait des troupes d’Afghanistan lorsqu’il était vice-président de l’administration Obama, Joe Biden est resté fidèle à ses convictions personnelles sur le dossier afghan en décidant le retrait total et définitif des troupes américaines. Dans son discours du 14 avril dernier, le président américain a reconnu l’impossibilité d’une victoire américaine après vingt ans de guerre, plus de 2 000 soldats tués côté américain et plusieurs dizaines de milliers de morts côté afghan, et des milliards de dollars dépensés. “Nous ne pouvons pas continuer le cycle qui consiste à prolonger ou à étendre notre présence militaire en Afghanistan, en espérant créer les conditions idéales pour notre retrait [et] en espérant un résultat différent” a déclaré Joe Biden, en ajoutant : “Je suis le quatrième président américain à gérer la présence militaire américaine en Afghanistan. Je ne transmettrai pas cette responsabilité à un cinquième”.
La fin de vingt ans d’enlisement
Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan, avait exprimé récemment son total soutien à l’opération de retrait lors d’une rencontre avec le secrétaire d’État américain, Antony Blinken : “Nous sommes allés en Afghanistan ensemble, nous avons revu notre position ensemble et nous sommes unis pour nous retirer d’Afghanistan ensemble”. Au lendemain des attentats du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001, revendiqués par Al-Qaïda, les États-Unis avaient en effet lancé l’offensive “Enduring Freedom” avec le soutien de grandes puissances et membres de l’Otan telles que l’Allemagne, la Turquie, le Royaume-Uni et l’Italie. 100 000 militaires américains étaient alors présents au paroxysme du déploiement en 2012, avant de décélérer de manière progressive puis plus fortement lors du mandat de Donald Trump, qui n’a laissé que 2 500 soldats sur le sol afghan.
La décision récente de retrait total des troupes prise par Joe Biden n’est en réalité que la confirmation logique de l’accord de paix signé à Doha par Donald Trump et les talibans le 29 février 2020, qui a formalisé le retrait progressif des troupes américaines et un échange de prisonniers à condition que les talibans empêchent la survenance d’attentats sur le sol américain ou sur les territoires afghans qu’ils contrôlent.
“D’aucuns considèrent qu’il s’agit là d’un aveu de l’impuissance du hard power américain après vingt ans de guerre, qui n’est pas sans rappeler la défaite américaine au Vietnam”
La décision de retrait définitif annoncée par Joe Biden est aujourd’hui justifiée par la volonté de mener une politique étrangère humble fondée davantage sur la diplomatie. Toutefois, d’aucuns considèrent qu’il s’agit là d’un aveu de l’impuissance du hard power américain après vingt ans de guerre, qui n’est pas sans rappeler la défaite américaine au Vietnam. De plus, la faiblesse du leadership du président afghan, qui a enrayé le processus de paix, semble également avoir découragé les États-Unis de s’installer durablement comme en Corée du Sud, en Allemagne ou au Japon. Bien que selon Joe Biden, les objectifs de neutralisation d’Oussama Ben Laden et d’affaiblissement d’Al-Qaïda aient été remplis, force est de constater que les talibans, galvanisés par l’abandon américain, sont plus puissants que jamais et coopèrent toujours avec Al-Qaïda. Par ailleurs, la menace s’est déplacée puisque le Yémen, la Syrie et la Somalie sont devenus des épicentres du terrorisme beaucoup plus inquiétants que l’Afghanistan.
Malgré cela, l’idée de maintien d’une “force résiduelle” de contre-terrorisme qui avait été évoquée pendant la campagne présidentielle américaine a été abandonnée. En effet, les États-Unis ne conserveront finalement qu’une faible présence militaire pour protéger leurs diplomates. Néanmoins, Washington a décidé de faire perdurer les aides humanitaires et le financement de l’armée afghane. Alors que la classe politique américaine est divisée sur le sujet, côté afghan, la décision du retrait des derniers soldats américains a quant à elle été saluée par Ashraf Ghani, le président afghan, réélu en 2019, qui a déclaré être disposé à travailler avec “ses partenaires américains” pour une “transition douce”. Toutefois, cela a provoqué la consternation au sein de la population civile afghane qui souffre quotidiennement d’assassinats ciblés et d’attentats depuis deux décennies.
L’impuissance du gouvernement afghan
Suite au retrait de l’armée rouge du territoire afghan en 1989 à la fin de la guerre soviéto-afghane, une guerre civile a éclaté et abouti à la prise de la capitale par les talibans en 1996. S’en était alors suivi un règne de 5 ans avant que les États-Unis ne renversent le régime islamiste. Aujourd’hui, l’espoir de la conclusion d’un accord de paix s’amenuise au fil des mois en raison de l’échec des pourparlers en Turquie. Le départ des États-Unis et de l’Otan réduit encore plus les chances d’asseoir une stabilité dans le pays.
“Selon un rapport du renseignement américain, les autorités afghanes vont “peiner à résister” à la suite du départ de la coalition internationale”
Selon un rapport du renseignement américain publié juste avant l’annonce du président, les autorités afghanes vont “peiner à résister” à la suite du départ de la coalition internationale. Bien que le président afghan estime que les forces de sécurité afghanes sont aujourd’hui “entièrement capables de défendre le pays et son peuple”, la raison principale de la défaillance probable du gouvernement afghan est bien le manque d’effectif et les carences d’entraînement dont souffrent les forces de sécurité afghanes, que les huit semaines de formation du NATO Training Mission Afghanistan (NTM-A) n’auront pas suffi à combler. La tendance de la mission “Resolute Support” est en effet plus orientée vers un soutien exclusivement financier qu’au réel mentoring viable sur la durée. Antony Blinken a d’ailleurs reconnu qu’un retrait américain pourrait entraîner des “gains territoriaux rapides” par les talibans qui bénéficient d’une direction unifiée se reposant sur 85 000 combattants fanatiques, comparativement à un gouvernement afghan corrompu, désorganisé et divisé d’un point de vue ethnique.
Le spectre de la guerre civile
Le spectre d’une guerre civile plane d’autant plus sur le pays que la population afghane jeune ayant grandi dans une société post-régime taliban ne se laissera probablement pas dépouiller sans se battre de ses libertés acquises si durement. Or les talibans, qui soutiennent une thèse mêlant fondamentalisme islamique et nationalisme pachtoune (ethnie majoritaire du Pakistan), ont la volonté de faire du pays un émirat avec à la tête un conseil religieux obscurantiste, comme lors de leur prise de pouvoir entre 1996 et 2001. Les garanties relatives aux libertés du peuple afghan, et particulièrement des femmes, sont d’autant plus faibles que Zalmay Khalilzad, émissaire américain en Afghanistan, n’a pas réussi à obtenir d’engagement en négociant avec Abdul Ghani Baradar, chef politique des talibans.
“Les garanties relatives aux libertés du peuple afghan, et particulièrement des femmes, sont d’autant plus faibles que Zalmay Khalilzad, émissaire américain en Afghanistan, n’a pas réussi à obtenir d’engagement”
L’issue dramatique de ce conflit serait ainsi la prise de pouvoir des talibans qui semble inéluctable. Cette issue entraînerait l’augmentation des réfugiés à accueillir, la montée en puissance des réseaux d’héroïne afghane et la possible augmentation de la violence terroriste qui impacteraient l’Afghanistan, l’Asie centrale, et plus largement le monde dans son ensemble.
Le rôle des voisins iraniens et pakistanais
Ainsi, le parti pris des Américains n’est visiblement pas de faire de leur présence un levier pour le gouvernement afghan, mais plutôt de se défausser sur les pays voisins tels que le Pakistan – qui a créé et armé les talibans – et l’Iran, en les contraignant à s’impliquer et utiliser leur influence sur les talibans pour parvenir à un accord de paix. Toutefois, le retrait américain ne pourra se réaliser sans au moins – et c’est un euphémisme – la neutralité des Iraniens qui disposent de forts relais aussi bien chez les Hazaras chiites que chez les Tadjiks persanophones.
“Le parti pris des Américains n’est visiblement pas de faire de leur présence un levier pour le gouvernement afghan, mais plutôt de se défausser sur les pays voisins tels que le Pakistan et l’Iran pour parvenir à un accord de paix”
Par ailleurs, Téhéran, en appliquant bien la règle que “l’ennemi de mon ennemi est mon ami”, dispose également d’alliés chez les talibans, et ce malgré l’opposition chiite/sunnite. En outre, l’annonce du report de quatre mois du retrait par rapport au délai prévu par l’accord de 2020 met en danger la conférence sur la paix organisée par la Turquie, l’ONU et le Qatar, prévue du 24 avril au 4 mai prochain à Istanbul. En effet, les talibans ont prévenu qu’ils refuseraient d’y participer “tant que toutes les forces étrangères n’auront pas achevé leur retrait”.
Le bilan de la guerre en Afghanistan est catastrophique en termes militaires et humains, et l’avenir favorable aux talibans. L’ère des longues guerres de grande envergure semble ainsi révolue au profit de l’avènement d’une époque où la guerre économique semble être la préoccupation numéro un pour les grandes puissances. L’ombre de l’obscurantisme continuera donc de planer sur ce pays martyr qui n’a connu que la guerre depuis plus de quarante ans.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 21/04/2021.