Le 15 octobre, Ilham Aliyev s’est rendu à Stepanakert, l’ex-capitale du Haut-Karabakh, désormais appelée Khankandi depuis son retour dans le giron de l’Azerbaïdjan. Une vidéo de quatre minutes a immortalisé cette visite, qui présente le président azéri en treillis, hissant lui-même le drapeau de son pays face au bâtiment qui abritait encore jusqu’au 19 septembre dernier le gouvernement de l’enclave. Son passage à l’intérieur du bâtiment a volontairement cumulé gestes et commentaires particulièrement agressifs et méprisants envers l’Arménie et les autorités en exil du Haut-Karabakh. On voit ainsi Ilham Aliyev fouler aux pieds le drapeau de la république défunte, ouvrir délibérément une fenêtre comme pour en chasser toute ancienne présence arménienne, ou encore moquer, à la vue d’une ancienne carte, « la Grande Arménie » de jadis, qui s’étendait de l’Anatolie orientale au nord de l’Iran. Tout aussi virulent et jubilant durant son discours, le président azéri a souligné que cette visite coïncidait avec le 20ème anniversaire de son accession au pouvoir, qu’il a hérité de son père, Heydar Aliyev. Et il a rappelé sa priorité principale depuis lors, à savoir la reconquête de tous les territoires, villes et villages « occupés » et anciennement azéris, « but sacré » qui l’aurait occupé « chaque jour et chaque heure » depuis vingt ans.
Sur ce point, Ilham Aliyev fait preuve d’une parfaite sincérité. La défaite de l’Arménie en 2020, et l’annexion forcée du Haut-Karabakh en 2023 au mépris du droit international après plusieurs mois de blocus, concrétisent en effet une politique revancharde et haineuse alimentée par trente ans de propagande et d’idéologie anti-arménienne. Durant les trente dernières années, l’Azerbaïdjan n’a cessé de préparer militairement cette reconquête, avec l’appui de son parrain naturel, la Turquie, mais aussi d’Israël et du Pakistan.
Le flou le plus total persiste toujours sur les conditions concrètes de l’intégration de la population arménienne à l’Azerbaïdjan, qui était pourtant une promesse du président azéri afin de rassurer les habitants du Haut-Karabakh. Suite à l’offensive du 19 septembre, les officiels azéris ont rencontré à deux reprises les représentants des Arméniens de l’enclave à ce sujet. Mais alors que la quasi-totalité des 100 000 habitants a fui, essentiellement vers l’Arménie voisine, et qu’il ne reste plus qu’une cinquantaine d’habitants sur place selon la mission de l’ONU, aucune précision n’a été apportée depuis sur cette notion de « réintégration ». Selon les autorités azéries, 98 Arméniens seulement ont demandé la citoyenneté azérie. Dans son discours triomphant, Ilham Aliyev a conservé un éloquent silence sur le sort des exilés… que ce soit en matière d’intégration à la société azérie, ou de retour au Haut-Karabakh. Ce dernier évènement démontre qu’il n’y a du côté azéri aucune volonté de réconciliation ni de construction d’un avenir commun. Ilham Aliyev a marché en vainqueur dans une ville déserte, vidée de ses habitants, et c’est un symbole en soi : le Haut-Karabakh qu’il souhaite doit être dépourvu d’une présence et d’une mémoire arméniennes. Il ne s’agit en réalité que de la poursuite d’un projet panturc très ancien, débuté au début du XXème siècle par des pogroms, poursuivi avec le génocide arménien de 1915, et en train de s’achever actuellement avec le nettoyage ethnique du Haut-Karabakh.
Ce positionnement n’augure rien de bon pour les suites du conflit, qui n’est absolument pas réglé. En atteste la déclaration de l’ambassadeur arménien auprès de l’Union européenne, qui estime que l’Azerbaïdjan prépare activement une invasion du sud de l’Arménie dans les prochaines semaines. Plus inquiétant encore, cet avis est partagé par Antony Blinken lui-même, qui en a fait part récemment à quelques parlementaires américains. Le Secrétaire d’État a d’ailleurs précisé que le Washington envisageait de ne pas renouveler la dérogation au Freedom Support Act, qui permettait aux Etats-Unis de fournir une assistance militaire à Bakou depuis 2002 en dépit de ses différends avec Erevan.
Bien qu’ayant pris ses distances ces derniers mois sur la question de l’indépendance du Haut-Karabakh, le gouvernement arménien ne pouvait contester le fait que l’enclave constituait un bouclier stratégique pour la propre intégrité territoriale de l’Arménie. Alors que la république du Haut-Karabakh a acté sa dissolution au 1er janvier prochain, elle est désormais clairement menacée par la réalisation du corridor du Zanguezour, qui permettrait de créer une continuité territoriale entre la Turquie et l’Azerbaïdjan via le Nakhitchevan, mais constituerait une atteinte fatale portée à sa souveraineté.
Depuis un mois, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian essuie de vives critiques sur sa gestion du conflit et son abandon délibéré du Haut-Karabakh, dans l’espoir d’éviter d’entraîner l’Arménie dans un conflit de plus grande ampleur, notamment avec la Turquie. Mais le fait est que le conflit est désormais aux portes de l’Arménie, et dans ce contexte si incertain, des négociations de paix doivent pourtant s’ouvrir entre Bakou et Erevan. Son vibrant plaidoyer devant le Parlement européen mardi 17 octobre en faveur de la préservation de la démocratie arménienne témoigne de la fébrilité croissante de son pays, désespérément à la recherche d’alliés en Occident alors que la Russie, totalement passive face au sort du Haut-Karabakh, se rapprocherait délibérément de l’Azerbaïdjan. Pour sa part, la France semble s’être enfin souvenue de sa mission historique de protection de l’Arménie, puisqu’elle serait sur le point de finaliser des mesures opérationnelles concrètes, dont la livraison de matériel militaire à Erevan pour qu’elle puisse assurer sa défense, « sans aucun esprit d’escalade ». Mais comme le dit l’adage latin : si vis pacem, para bellum.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 22/10/2023.