Du 28 au 31 janvier, les ministres des Affaires étrangères de l’Ethiopie, du Soudan et de l’Egypte négociaient à Washington, sous la supervision du Secrétaire américain au Trésor et du président de la Banque mondiale, la finalisation d’un accord sur le remplissage et l’exploitation du Grand Barrage de la Renaissance Ethiopienne (GERD en anglais), le fameux barrage du Nil Bleu censé devenir le plus grand du continent africain. Avec ses 1,8 km de long et 145 m de haut, celui-ci apporterait de l’électricité à l’Ethiopie, mais aussi à toute la Corne de l’Afrique.
Après que les modalités de fonctionnement du futur barrage, qui devrait débuter son activité fin 2020, avaient été actées le 15 janvier à Khartoum, cette réunion devait s’atteler à la rédaction juridique d’un accord.
Or, au matin du 31 janvier, les négociations se prolongeaient encore, faute de compromis entre l’Egypte et l’Ethiopie. Les détails techniques sur la durée des étapes de remplissage, la quantité d’eau qui sera rejetée en aval par l’Éthiopie et la quantité d’eau qui sera retenue dans le réservoir en construction sont quelques-uns des plus gros points de blocage entre l’Egypte et l’Ethiopie. L’Egypte demande que l’Ethiopie remplisse graduellement ses réservoirs, sur une période de 12 à 21 ans en prenant en compte les périodes de sécheresse, afin d’éviter le risque de dramatiques pénuries d’eau. Jusqu’à présent, l’Ethiopie a refusé d’accéder à cette demande et souhaite que son projet hydroélectrique soit totalement opérationnel d’ici 2022 ou 2023. Addis-Abeba rejette également la demande du Caire de compenser financièrement tout futur déficit hydraulique, le considérant comme inutile si le remplissage graduel des réservoirs est acté in fine.
A l’issue de la journée du 31 janvier, les trois pays semblaient pourtant avoir réussi à trouver un compromis… mais ont convenu de signer leur accord à la fin du mois de février seulement.
La difficulté de ces négociations ne surprend guère : la construction de ce barrage est une véritable pomme de discorde entre, essentiellement, l’Egypte et l’Ethiopie depuis 2011. L’Ethiopie, qui fait face à de pénuries d’électricité très pénalisantes au quotidien, voit dans ce projet un outil de développement à très court terme. Le projet, qui n’a pourtant reçu l’aval d’aucun bailleur de fonds international, est devenu un véritable défi national dans lequel tous les Ethiopiens se sont engagés – parfois volontairement en travaillant comme ouvrier sur le chantier, parfois contre leur gré en subissant une baisse des salaires pour financer ce chantier pharaonique de 4 milliards de dollars.
Mais pour l’Egypte voisine, ce projet n’est pas seulement un risque pour sa sécurité nationale, mais surtout une menace existentielle. L’Egypte, « don du Nil » selon le mot célèbre d’Hérodote, s’est construite depuis des millénaires autour du fleuve mythique. Aujourd’hui encore, il fournit au pays 97% de ses besoins en eau, et 95% de ses 100 millions d’habitants vivent sur ses rives.
Le futur barrage construit sur un affluent du Nil Bleu, qui traverse l’Ethiopie mais nourrit 85% du Nil blanc, qu’il rejoint à Khartoum pour former le Nil, pourrait selon les économistes réduire drastiquement les réserves d’eau de l’Egypte. La perte s’élèverait à 10 milliards de mètres cubes d’eau par an, sur les 50 milliards en moyenne que l’Egypte tirait du fleuve jusqu’à 2018. Selon les estimations, une fois le barrage achevé, l’Egypte risque de perdre près de 1, 86 millions d’acres de surface cultivable, sur 8,5 millions dédiés à l’agriculture à l’heure actuelle. Si une telle situation se réalisait, ce sont plus d’un million d’emplois dans l’agriculture qui disparaîtraient, et un taux de chômage qui exploserait – alors que le gouvernement d’Al-Sissi a réussi à le diviser par deux en six ans. Au demeurant, même si l’exploitation du barrage constitue une menace réelle pour tout le peuple égyptien, elle n’ôte rien à la série d’erreurs et au manque d’anticipation des gouvernements égyptiens successifs, qui n’ont pas réfléchi à des alternatives pour améliorer la gestion de l’eau.
Cette question géopolitique est devenue encore plus prégnante lorsque l’Egypte a menacé d’entrer en guerre contre l’Ethiopie, car le Caire estime avoir des droits historiques sur le Nil garantis par les traités de 1929 et de 1959. De son côté, l’Ethiopie avait assuré, par la voix de son Premier ministre Abiy Ahmed, « qu’aucune force » ne pourrait empêcher la construction du barrage et prévenu que « des millions de personnes » le défendraient si nécessaire. Depuis, les tentatives désespérées de parvenir à un accord se sont multipliées, sans succès jusqu’à aujourd’hui. L’Ethiopie a promis à l’Egypte qu’elle continuerait à recevoir la quantité d’eau nécessaire à son existence, mais sans accord formel, le Nil égyptien deviendrait de facto dépendant d’Addis-Abeba, une perte de souveraineté inacceptable aux yeux du Caire.
En vérité, le conflit géopolitique qui se joue entre l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan est un modèle des futures « guerres de l’eau » qui risquent d’avoir lieu dans d’autres parties du monde dans les prochaines décennies – on songe notamment à la gestion des ressources de l’Indus entre l’Inde et le Pakistan. Face au dilemme de se développer a minima tout en devant faire face à la raréfaction de ressources naturelles auxquelles tout le monde affirmera pouvoir prétendre, les négociations entre pays voisins s’imposeront et seront de plus en plus ardues, voire pourront potentiellement dégénérer en conflits ouverts. Après tout, les Ethiopiens ne disent pas autre chose lorsqu’on leur réclame plus de considération pour leurs voisins. Ephrem Woldekidan, le directeur adjoint du projet justifie ainsi : « Quand on met en œuvre des projets ici, ce n’est pas pour nuire aux pays en aval. Il n’y a aucune raison que ces pays s’en plaignent, car c’est aussi notre ressource. »
Ce n’est donc que fin février que l’on pourra juger de la victoire définitive de la diplomatie dans ce dossier aussi complexe, ou si les négociations n’auront obtenu qu’un accord sans véritables garanties qui ne préservera pas les trois pays du bassin du Nil d’une guerre éventuelle.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 02/02/2020.