Lorsqu’on évoque les relations entre l’Inde et le Pakistan, le Cachemire apparaît naturellement comme le lieu le plus évident et le plus connu illustrant leur conflictualité. On sera cependant étonné de constater une extension du conflit cachemiri jusqu’au Caucase, où se joue entre le Pakistan et l’Inde une guerre par procuration des plus obscures et méconnues, chacun ayant choisi son parti dans le conflit du Haut-Karabakh. L’annexion récente de l’enclave a ainsi révélé leur soutien respectif envers l’Azerbaïdjan et l’Arménie, mais aussi l’intense compétition d’influence que les deux rivaux d’Asie du Sud se livrent dans la région pour défendre leurs intérêts stratégiques.
Dès le début du premier conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1991, Islamabad s’est imposé comme un soutien militaire important de Bakou, devançant d’une trentaine d’années New Delhi qui n’a commencé à fournir des armes à l’Arménie qu’après sa défaite lors de la « guerre des 44 jours » à l’automne 2020. En outre, la relation entre l’Azerbaïdjan et le Pakistan se double d’une forte proximité de ce dernier avec la Turquie, qui furent les deux premières nations à reconnaître l’indépendance de l’Azerbaïdjan en 1991, tandis qu’Islamabad n’a jamais rendu la pareille à l’Arménie. Depuis 2016 au moins, les armées pakistanaises et azéries conduisent régulièrement des exercices communs et ont développé de profonds liens sécuritaires et stratégiques. Bien que le fait n’ait pas été confirmé, de forts soupçons pèsent sur une participation de conseillers militaires pakistanais à l’offensive azérie contre l’Arménie en 2020, ainsi que sur la fourniture d’avions de chasse sino-pakistanais à l’Azerbaïdjan. L’axe dit « des trois frères » qui unit Ankara, Bakou et Islamabad est en effet une réalité, animé par plusieurs caractéristiques communes – des populations musulmanes, des conflits intérieurs ethniques ou territoriaux – qui les ont rapidement incités à s’engager dans une alliance.
De son côté, l’Inde ne s’est clairement positionnée comme une nouvelle partenaire pour l’Arménie qu’après la victoire de l’Azerbaïdjan en 2020. Deux principaux facteurs, l’un stratégique, l’autre économique, ont été décisifs dans son calcul politique. Inquiète de voir le panturquisme gagner en influence dans le Caucase – et potentiellement au-delà, jusqu’au Cachemire – New Delhi s’est ainsi décidée à peser dans la balance régionale pour contrer le Pakistan. Son implication au Haut-Karabakh et aux côtés de l’Arménie vise également à renforcer ses propres liens avec l’Iran, afin de limiter la montée de l’influence turque en Asie centrale.
De son rapprochement avec l’Arménie, l’Inde espère par ailleurs plusieurs retombées économiques, d’abord en matière d’industrie de défense. Elle a ainsi fourni à Erevan près de 245 millions de dollars de systèmes d’artillerie, de roquettes antichar et de munitions. Se faisant, elle se trouve néanmoins en porte-à-faux avec la Russie, d’où elle importe encore près des trois quart de son équipement militaire… Mais New Delhi accorde surtout beaucoup d’importance au développement de son projet de corridor de transport Nord-Sud (INSTC), qui doit relier l’Inde à l’Europe en passant par l’Iran et le Caucase du Sud, idéalement l’Arménie, zone clé du tracé à de multiples égards. L’été dernier, l’Inde a également renforcé ses investissements et signé de nouveaux contrats avec le port iranien de Chahabar, autre zone stratégique de son projet.
De son côté, l’Arménie a décidé de renforcer en mai dernier le personnel diplomatique de son ambassade à New Delhi afin d’approfondir la coopération militaire bilatérale, espérant en tirer une protection susceptible de remplacer celle de la Russie en cas de pression accrue de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh. L’issue de l’offensive azérie du 19 septembre dernier a néanmoins été une cruelle désillusion en la matière, qui s’est doublée d’un silence assourdissant de l’Inde qui jusqu’alors, condamnait systématiquement l’agressivité de l’Azerbaïdjan dans la région.
Cette inaction diplomatique menace pourtant ses intérêts à plusieurs égards : le corridor Nord-Sud vise en effet à atteindre l’Europe et l’Asie centrale en contournant le Pakistan, et en sabordant les projets chinois en Iran. Aujourd’hui, son tracé et donc sa viabilité sont menacés par l’annexion azérie, puisqu’il doit notamment traverser la province de Syunik, précisément convoitée désormais par l’Azerbaïdjan et la Turquie. La menace est suffisamment sérieuse pour que l’Arménie ait senti le besoin de rappeler sa souveraineté sur cette province et de masser des troupes le long de sa frontière. Par ailleurs, l’Inde envoie ici un très mauvais signal à ses alliés économiques, politiques et militaires potentiels, qui peuvent légitimement se demander si ses engagements en matière de coopération et d’assistance sont valables.
Preuve qu’elle considère malgré tout son soutien comme nécessaire, l’Arménie a envoyé tout récemment un nouvel ambassadeur à New Delhi, spécialiste de l’Iran et du Caucase du Sud. Ce choix confirme que Erevan souhaite développer sa relation avec l’Inde, avec Téhéran comme pivot central pour mieux contrer l’influence panturquiste. Les potentialités stratégiques de ce double rapprochement diplomatique ne sauraient être ignorées par les autorités indiennes dans la perspective de garantir les intérêts de l’Inde dans la région, mais aussi pour contrer le poids militaire du Pakistan. New Delhi comme ses rivaux se trouvent donc face à une recomposition stratégique dont l’issue sera déterminée par leur rapidité à prendre en compte la nouvelle réalité à l’oeuvre dans le Caucase.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 15/10/2023.