Alors que la guerre en Ukraine et l’isolement international de la Russie bouleversent les équilibres géopolitiques et les alliances économiques, l’Iran apparaît de plus en plus comme un partenaire incontournable pour les marchés européens. Son potentiel énergétique est en effet énorme : dépositaire de la deuxième réserve mondiale de gaz, capable de porter ses exportations pétrolières à 2,5 millions de barils par jour une fois son économie libérée des sanctions américaines, il incarne l’alternative la plus crédible qui permettra aux Occidentaux de remplacer la Russie comme fournisseur d’énergie. Les analystes craignent pourtant que cette magnifique opportunité de sortir de la marginalité politique et économique dans laquelle il demeure depuis quatre décennies ne devienne une nouvelle occasion manquée. Tant du côté occidental qu’iranien, le risque d’une crispation sur les principes idéologiques et politiques demeure suffisamment fort pour retarder, une fois de plus, la formation d’une véritable alliance dont tous pourraient tirer profit.
“Tant du côté occidental qu’iranien, le risque d’une crispation sur les principes idéologiques et politiques demeure suffisamment fort pour retarder, une fois de plus, la formation d’une véritable alliance dont tous pourraient tirer profit”
Ce cas de figure ne s’est que trop manifesté par le passé, privant à chaque fois l’Iran d’opportunités de développement colossales. On peut légitimement incriminer le positionnement anti-occidental du régime iranien en la matière. On peut aussi reprocher aux Occidentaux, dans l’optique d’obtenir un changement de régime qui n’est jamais advenu, d’avoir systématiquement exclu l’Iran de tous les projets d’échanges commerciaux et de transport d’énergie qui auraient permis de relier le “Grand Moyen-Orient” aux marchés européens par son entremise.
Le devenir avorté de l’Iran comme hub énergétique
L’Histoire, avec un étonnant sens de la répétition dont elle a le secret, présente aujourd’hui à l’Iran et aux Européens une situation semblable à celle qui mettait déjà en cause la Russie au début des années 1990. Dans la foulée de l’éclatement de l’URSS, de nombreux projets énergétiques permettant de relier les anciennes républiques soviétiques à l’Europe, sans dépendre de Moscou, ont été rapidement envisagés. L’Iran, voisin direct de tous ces nouveaux pays indépendants, et fort de sa position géographique stratégique en Asie centrale, aurait pu alors s’imposer comme une plaque tournante de ces nouvelles routes énergétiques. L’Histoire déjà le liait à l’Ukraine puisque le 29 janvier 1992, Kiev et Téhéran signaient un accord commercial de quatre ans prévoyant la livraison annuelle de 4 millions de tonnes de pétrole et de 3 milliards de mètres cubes de gaz contre la fourniture d’armements issus de l’URSS. Ce “contrat du siècle”, vanté comme tel à l’époque, aurait non seulement rompu totalement l’emprise de Moscou sur l’Ukraine, mais aurait aussi permis à l’Iran d’accéder au marché européen. Un autre accord tripartite signé avec l’Azerbaïdjan projetait en effet la mise en place de trois pipelines permettant d’exporter le gaz naturel d’Iran vers l’Ukraine, via l’Azerbaïdjan et un port géorgien de la mer Noire.
La fin de 40 ans d’incompréhension mutuelle ?
Cette route commerciale et énergétique, tout comme celle qui aurait fait du territoire iranien un “hub” énergétique mondial, n’a jamais vu le jour en raison de la politique des États-Unis à l’égard de l’Iran. Le bras de fer qui oppose les deux pays aujourd’hui dans les négociations sur le nucléaire iranien était déjà celui qui les occupait il y a 30 ans : Washington conditionnait déjà le retour de l’Iran comme partenaire économique international à l’abandon, entre autres, de sa politique étrangère expansionniste au Moyen-Orient. Toujours fidèle aux positions américaines, l’Union européenne a systématiquement exclu l’Iran de ses projets de routes commerciales dans le Caucase, comme le projet TRACECA (Transport Corridor Europe-Caucasus-Asia), ou vers la mer Caspienne et l’Asie centrale. En 2015, un rapport de la Commission européenne sur les potentialités d’une coopération régionale en mer Noire ne mentionnait même pas l’Iran, alors même qu’il dispose des ressources énergétiques et des capacités d’infrastructures de transports susceptibles de mettre en œuvre un tel projet.
“La reconfiguration actuelle des équilibres politiques doit permettre aux uns et aux autres de dresser le bilan de quarante ans d’incompréhension mutuelle, et surtout de stagnation économique pour Téhéran”
Ce manque d’intérêt délibéré pour intégrer l’Iran à toute politique économique pan-régionale, ajoutée au régime quasi permanent de sanctions américaines, l’ont donc injustement marginalisé compte tenu de ses réserves énergétiques et de sa position géographique centrale qui en fait un pont, et ce depuis toujours, entre l’Europe et l’Asie.
L’Iran reste pourtant un partenaire économique incontournable qui doit retrouver sa juste place dans le concert des nations. À cet égard, la reconfiguration actuelle des équilibres politiques doit permettre aux uns et aux autres de dresser le bilan de quarante ans d’incompréhension mutuelle, et surtout de stagnation économique pour Téhéran.
Le regard tourné vers l’Asie
Ostracisé par les Occidentaux, l’Iran a naturellement changé de stratégie pour trouver en Asie d’autres partenaires économiques qui l’aideraient à devenir ce hub énergétique, à la fois fournisseur et transporteur, autour de la mer Caspienne, et avec l’intention certaine d’atteindre l’Europe. Dans ce but, la République islamique sait qu’une politique plus nuancée demeure un prérequis pour renforcer ses relations bilatérales, en premier lieu avec ses voisins, dont l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. En décembre dernier, les trois pays ont justement signé un accord énergétique qui fera transiter, via le territoire iranien, le gaz turkmène vers l’Azerbaïdjan et, grâce aux connexions de ce dernier avec la Turquie, vers l’Europe.
Avec dépit mais lucidité, le Guide Suprême Ali Khamenei reconnaissait néanmoins que l’économie constituait actuellement le talon d’Achille de l’Iran. Or, limiter ses relations aux seuls pays asiatiques, même s’ils comptent deux grandes puissances comme la Russie et surtout la Chine, qui représente un tiers du commerce extérieur iranien et s’impose comme son principal investisseur étranger, comporte des risques certains. Mais alors que son économie est loin d’exploiter la totalité de son potentiel, s’ouvrir également à l’horizon occidental qui a désormais tant besoin de lui est devenu pour Téhéran une question d’intérêt national.
Le « kairos » de l’Iran
Alors que le contexte international, entre la nécessité pour les Européens de retrouver leur indépendance énergétique et la signature imminente d’un nouvel accord nucléaire, lui offre la possibilité d’un nouveau départ avec l’Occident, l’Iran ne peut pas se permettre de manquer le “kairos”, ce moment opportun que le politique doit savoir déceler et surtout saisir pour servir ses intérêts au mieux. Cela demandera un effort certain pour céder sur certains points politiques et idéologiques. Néanmoins, les Iraniens savent parfaitement user des principes de la realpolitik lorsque cela s’avère nécessaire. La survie de tout un peuple est à ce prix.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 30/03/2022.