La situation de l’Ukraine a rappelé dans la douleur que la guerre était encore possible sur le continent européen, notamment à travers le potentiel de déstabilisation inhérent aux enjeux de souveraineté des États non reconnus de l’ancien espace soviétique. Baptisées à tort “conflits gelés”, ces situations géopolitiques peuvent au contraire aisément basculer dans la guerre ouverte et impliquer des grandes puissances exogènes, par le jeu des alliances mais aussi pour servir leurs propres intérêts géostratégiques dans les régions concernées. Les cas de l’Ukraine depuis 2014 dans le Donbass et en Crimée, ou celui de la Géorgie avec l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, ont démontré la force de l’ingérence de la Russie dans son “étranger proche” et son soutien aux mouvements nationalistes en vue d’y maintenir son influence. Le cas du Haut-Karabakh, avec la proximité logistique et culturelle de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan, et de l’Iran aux côtés de l’Arménie, a certes démontré le recul de la Russie dans la région, faute de moyens suffisants pour mener plusieurs fronts en même temps, mais confirme l’impasse dans laquelle ces conflits demeurent faute de processus diplomatiques efficaces. L’un des principaux obstacles à leur résolution tient sans aucun doute à la lutte d’influence entre grandes puissances russes et occidentales qui se joue à travers ces conflits territoriaux particuliers, et qui entretient le maintien du statu quo, parfois à dessein.
L’influence serbe encore bien présente au Kosovo
L’invasion russe de l’Ukraine est un exemple emblématique du basculement qui guette ces foyers de violence inter-étatiques, d’autant plus facilement oubliés des préoccupations occidentales qu’ils se situent aux marges du continent européen. En l’espèce, le cas du Kosovo demeure particulièrement inquiétant en raison de ses difficultés de normalisation diplomatique avec la Serbie, alliée de la Russie dans les Balkans. Proclamée en 2008, l’indépendance de ce petit État sécessionniste est partiellement reconnue par la communauté internationale. La Serbie a perdu la guerre d’indépendance du Kosovo en 1999, notamment en raison de l’intervention de l’Otan, non sans s’être au préalable rendue coupable de crimes de guerre et de nettoyage ethnique contre les Kosovars albanais. À ce jour, Belgrade refuse toujours de reconnaître la souveraineté du Kosovo, qu’elle considère comme une province autonome, tout comme la Russie et la Chine. Pourtant, sur 193 pays membres de l’ONU, 100 reconnaissent officiellement la République du Kosovo comme un État souverain.
“Belgrade refuse toujours de reconnaître la souveraineté du Kosovo, qu’elle considère comme une province autonome, tout comme la Russie et la Chine”
Ce statut “problématique” demeure un enjeu majeur pour le Kosovo afin de pouvoir accéder au développement et résoudre ses propres difficultés économiques, culturelles et géopolitiques. Il compte certes une population qui est la plus jeune d’Europe et où les institutions étatiques se sont rapidement développées, mais conserve aussi une très forte empreinte culturelle et politique serbe. Dix de ses 38 municipalités sont ainsi dirigées par des élus locaux serbes, notamment dans le nord du pays, tandis que dans certaines communes pourtant proches de Pristina, la capitale de culture européenne, la monnaie locale demeure le dinar serbe et non l’euro.
Etat souverain ou territoire contesté ?
État souverain ou territoire contesté ? Indépendant ou appartenant à la Serbie ? L’absence de réponse à ces questions entretient les tensions entre Pristina et Belgrade et surtout, bloque l’intégration pleine et entière du Kosovo à la communauté internationale. Fin décembre 2022, le Kosovo a été officiellement le dernier État de l’ex-Yougoslavie à vouloir adhérer à l’Union européenne. Pourtant, en raison de la permanence de son conflit de souveraineté avec la Serbie, le processus demeure particulièrement incertain, voire impossible à faire aboutir, étant donné que cinq pays membres de l’UE (Chypre, l’Espagne, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie) ne reconnaissent pas l’indépendance du Kosovo, opposition qui bloque déjà sa demande d’adhésion à l’ONU.
Aussi, en dépit du poids de l’Histoire récente et du ressentiment envers les Serbes, le Kosovo cherche-t-il à normaliser ses relations avec sa voisine. Par l’entremise des efforts diplomatiques de l’Allemagne et de la France, un projet d’accord entre les deux pays, reconnaissant entre autres l’intégrité territoriale du Kosovo, a été présenté en février dernier aux responsables serbes et kosovars sous l’égide de l’Union européenne. Les exigences soumises à la Serbie – reconnaissance de l’intégrité territoriale de son ancienne province, reconnaissance de ses documents d’identité, établissement d’une mission permanente à Pristina, soutien à son adhésion aux organisations internationales – nécessitent des discussions supplémentaires sur leur mise en œuvre mais depuis le 18 mars dernier, on ne note aucune avancée diplomatique.
Nationalisme serbe contre nationalisme kosovar
En effet, les tensions sont régulièrement exacerbées entre les deux voisins sous la poussée de leurs nationalismes respectifs. Ainsi, le statut des 120 000 Serbes du Kosovo demeure un nœud gordien pour Belgrade, qui entretient un foyer de sédition dans le nord du pays, notamment autour de la municipalité de Mitrovica-Nord, où se développe un très fort nationalisme serbe préjudiciable à la cohésion et à la stabilité du petit État. De son côté, les décisions du Premier ministre kosovar Albin Kurti, “nationaliste de gauche” peuvent parfois apparaître contre-productives.
“En réaction à la querelle autour de l’interdiction des plaques minéralogiques provenant de Serbie, les Serbes du Kosovo ont érigé des barrages routiers tandis que Belgrade ordonnait à l’armée d’être “au plus haut niveau de préparation au combat”
Ce fut le cas avec sa décision de dissoudre une association ethnique serbe “permettant un niveau approprié d’autogestion” dans le nord du pays, et dont la reconnaissance par Pristina était pourtant prévue dans l’accord-cadre européen comme condition de reconnaissance de la souveraineté du Kosovo par la Serbie. La décision kosovare a d’ailleurs été blâmée par l’Union européenne. Régulièrement, les différends nés d’exigences administratives de Pristina suscitent en effet l’escalade des tensions entre les deux pays, comme la querelle autour de l’interdiction des plaques minéralogiques provenant de Serbie l’a démontré. En réaction, les Serbes du Kosovo ont quitté leur poste et érigé des barrages routiers dans le nord du pays, tandis que Belgrade ordonnait à l’armée d’être “au plus haut niveau de préparation au combat, c’est-à-dire au niveau de l’utilisation de la force armée”.
Le potentiel disruptif de la Russie
Ce contexte laisse craindre un embrasement militaire à la moindre étincelle. Pourtant, la Serbie dispose d’une marge de manœuvre réduite. Toujours alliée de la Russie, elle a conservé sa neutralité dans le conflit ukrainien, mais s’est également engagée dans le processus d’adhésion à l’Union européenne, ce qui la rend plus vulnérable à la pression de Bruxelles. Internationalement isolée, Belgrade a également face à elle la KFor, la force de maintien de la paix de l’Otan qui demeure présente dans la région.
Néanmoins, le potentiel disruptif de la Russie dans la région demeure une menace sérieuse. Certes fortement mobilisée sur le théâtre ukrainien, l’ancienne puissance tutélaire considère naturellement les prétentions indépendantistes du Kosovo comme une “manœuvre occidentale” de plus pour affaiblir Moscou dans les Balkans. En 2008, Vladimir Poutine dressait déjà un parallèle entre le cas du Kosovo et ceux de l’Ossétie du Sud, de l’Abkhazie ou de la Transnistrie, n’y voyant aucune différence. Le durcissement du conflit ukrainien peut donc avoir des conséquences sur la situation dans la région, qui risque de devenir un nouveau théâtre d’affrontement par proxy entre la Russie et l’Occident. Compte tenu de l’état actuel des relations internationales, cette dynamique peut clairement favoriser une évolution violente entre le Kosovo et la Serbie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 10/05/2023.