Atlantico : Vous décrivez dans votre livre Le Pakistan (éditions de l’Archipel) la situation qui s’apparente à un cercle vicieux dans lequel est enfermé le Pakistan depuis 1947 et qui empêche aujourd’hui le pays de se développer. Concrètement quelle est-elle ?
Ardavan Amir-Aslani : Pour comprendre exactement ce qui a défini la vie politique du Pakistan ces soixante-dix dernières années, il faut effectivement remonter à 1947, et même au XIXème siècle. Le Pakistan est né sur un traumatisme, la Partition des Indes, qu’il faut rappeler, car c’est un événement qui reste mal connu en France alors qu’il eut des conséquences incalculables sur la géopolitique du sous-continent indien. De plus, il explique de nombreux paramètres définissant ce « cercle vicieux » dans lequel le Pakistan est encore emprisonné.
En 1947, des Indes britanniques naissent donc l’Inde et le Pakistan. Mais si sa réalisation s’est faite en cinq mois, cette séparation de deux peuples, l’un hindou, l’autre musulman, se préparait depuis au moins 1857. Cette année-là, l’Inde connut la fameuse révolte des Cipayes, qui faillit coûter à la Grande-Bretagne la perte de sa plus précieuse colonie. Les Anglais ont considéré les musulmans indiens comme les responsables de cette mutinerie, et en représailles leur ont fait perdre leur statut privilégié au sein de la population indienne, au profit des hindous. Les musulmans, qui avaient tenu les rênes du pays pendant les trois siècles de règne des Moghols, perdirent grandement en influence en à peine dix ans. De surcroit, ils étaient numériquement toujours restés minoritaires, à peine 20% de la population indienne, majoritairement hindoue.
C’est cette perte d’influence et cette fragilité intrinsèque qui motiva une partie de l’élite musulmane indienne à imaginer la création d’un Etat où les musulmans pourraient vivre sans menace pour leur culture ou leur religion. Durant près d’un siècle, de 1857 à 1947, les nationalismes hindou comme musulman se sont renforcés, mais leurs buts n’étaient pas nécessairement les mêmes in fine… Les émeutes et massacres entre les deux communautés ont pu s’intensifier également, ce qui amena certains à penser que celles-ci n’étaient plus faites pour vivre ensemble. C’est notamment pour ces raisons que Mohammed Ali Jinnah, le père fondateur de l’Etat pakistanais, milita dès la fin des années 1930 pour une solution séparatiste.
C’est ainsi que plusieurs « péchés originels » ont marqué l’Etat pakistanais dès sa naissance,: un Etat qui n’a été fondé que pour satisfaire les ambitions d’une élite, une religion instrumentalisée à des fins politiques, et un sentiment de vulnérabilité et de méfiance maladive envers l’Inde, qui rend le dialogue et les tentatives de rapprochement difficiles.
L’équation, pour l’instant insoluble, dans laquelle se trouve le Pakistan, pourrait se définir ainsi : parce que le Pakistan craint l’Inde, les militaires détiennent un pouvoir hégémonique, qui entretient le pays dans une paranoïa et une obsession sécuritaire délétères. Cette obsession tend en outre à renforcer l’islam comme socle de l’identité pakistanaise par opposition à la nature hindouiste de l’Inde. Enfin, pour toutes ces raisons, l’apaisement, tant sur le plan intérieur avec des institutions démocratiques stables et efficaces, qu’extérieur avec une réconciliation avec l’Inde, est impossible à atteindre.
Quelles solutions s’offrent alors au Pakistan pour sortir de ce cercle vicieux ?
La situation est complexe, car il faudrait littéralement changer de paradigme. Tant que les militaires concentrent la moitié des dépenses budgétaires et répondent au souci de sécurité, les secteurs prioritaires comme la santé, l’éducation, l’environnement sont délaissés ou se dégradent. L’exaspération identitaire et l’instrumentalisation de l’islam favorise un climat de violence qui décourage les investissements extérieurs et les tentatives de développement du pays. L’islam politique, lorsqu’il est utilisé par les dirigeants pakistanais eux-mêmes, permet de placer la religion au cœur du débat public, au détriment de tout autre considération, et permet au religieux de grignoter du terrain sur les libertés individuelles. Cela détourne aussi l’attention d’une population pauvre et majoritairement écartée des décisions politiques, mais qui en conçoit quand même une réelle frustration. Frustration que l’extrémisme religieux peut malheureusement réussir à combler…
Pour inverser la tendance, face aux enjeux d’une extrême gravité voire vitaux que le Pakistan va devoir affronter dans les trente prochaines années – démographie en explosion, défis environnementaux – on peut espérer soit que l’administration et l’armée, seuls garants de la stabilité du pays, prennent conscience de l’urgence, abandonnent une politique du tout-sécuritaire et se saisissent de ces sujets, ce qui encouragerait notamment l’aide internationale. Ou qu’un mouvement de la société civile permette enfin au peuple pakistanais, et non plus à une élite civile ou militaire, souvent corrompue, de décider de sa destinée. Il faudrait aussi que le Pakistan prenne conscience que son identité est suffisamment forte pour qu’il s’autorise à sortir de l’état de peur permanente.
Est-ce pour autant réalisable au vu des tensions qui secouent aujourd’hui la région, qui alimentent d’une certaine manière les difficultés structurelles du pays ?
Les faits récents entre l’Inde et le Pakistan semblent en effet montrer que l’espoir d’un changement, d’abord psychologique, aussi radical de la part du Pakistan est utopique. Les nationalistes hindous jouent d’ailleurs le même jeu que les fondamentalistes pakistanais, pour des raisons différentes. Au final, le résultat est le même : les affrontements et le climat de violence perdurent. On aurait légitimement le droit d’être pessimiste.
Mais le Pakistan a déjà réussi un exploit : celui de survivre. Il y a une réelle force en lui. Son choix ne se résume peut-être pas entre la désintégration ou l’hégémonie perpétuelle des militaires. Un équilibre pourrait être atteint, à certaines conditions. Si je remonte dans mon livre jusqu’à l’heure de gloire des Moghols, ce n’est pas par hasard : ceux-ci ont réussi à gouverner un empire immense, dans lequel ils sont pourtant restés minoritaires. Ils l’ont tenu pendant trois siècles non pas en opposant les religions les unes aux autres, mais au contraire en cherchant un équilibre permanent entre les différentes croyances, en élaborant une culture commune, qui n’était justement pas fondée sur la religion. C’est cette culture indo-persane qui a été pendant des siècles le ciment d’un sous-continent entier, dont on trouve encore des traces jusqu’au Népal !
La bonne nouvelle du côté du Pakistan, c’est que les partis extrémistes ne font jamais de bons scores aux élections. L’extrémisme religieux n’est nourri que par la frustration. Les Pakistanais aspirent à participer à la vie politique de leur pays, et s’ils pouvaient le faire davantage, celui-ci se porterait bien mieux. Ils sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à leur passé, qui les ramène donc à l’Inde, et à penser qu’entre les deux pays, les points communs sont bien réels.
Le conseil du FMI a approuvé une aide de 6 milliards d’euros pour le pays. Quel rôle peut jouer la communauté internationale au-delà d’une aide purement financière ?
La communauté internationale a très souvent joué un jeu trouble avec l’Inde et le Pakistan, et singulièrement avec ce dernier. Les Etats-Unis notamment ont pu jouer aux apprentis sorciers, ainsi dans les années 1980 lorsqu’ils soutinrent les moudjahidines contre l’URSS en Afghanistan, des combattants qui allaient grossir les rangs d’Al-Qaïda dix ans plus tard. L’ingérence étrangère est considérée avec beaucoup de méfiance au Pakistan.
La meilleure aide que la communauté internationale pourrait fournir, au-delà de la simple aide financière, serait d’être un médiateur avec l’Inde et d’oeuvrer pour que des négociations efficaces amènent enfin à une paix véritable entre les deux pays. C’est la condition première pour que le Pakistan change de façon d’être. Ce n’est qu’avec la paix que l’économie se développera, et la démocratie avec elle.
Paru dans l’Atlantico du 07/07/2019.