Dans la perspective de protéger davantage ces fidèles, le Pape s’est rendu à Nadjaf, la capitale du chiisme, qui abrite le mausolée d’Ali – 4ème lieu saint des chiites après la Mecque, Médine, Jérusalem et devant Kerbala – ainsi que le premier séminaire du chiisme duodécimain, devant la ville de Qom en Iran. A Nadjaf vit surtout la plus haute autorité politique et morale de ce courant de l’islam, et sans doute la plus respectée, le Grand Ayatollah Ali Al-Sistani.
Présentée comme une volonté de la part du Vatican de créer un pont entre le monde chrétien et le monde musulman, cette rencontre inédite, la première du genre entre les deux plus hautes autorités morales du catholicisme et du chiisme, pèse son poids de symboles et d’implications à la fois politiques et religieuses. En se rendant à Nadjaf, le Pape consacre d’abord le caractère chiite de l’Irak, un geste particulièrement important après les années noires du régime baasiste et les discriminations à l’égard de la majorité chiite de la part de la minorité sunnite au pouvoir.
Choisir l’éminent clerc chiite comme représentant du monde musulman, c’est également signifier que, bien que le chiisme ne soit pas majoritaire au sein de l’islam – il ne représente que 15 à 20% des croyants sur 1,3 milliard de fidèles dans le monde – son homogénéité le rend plus apte au dialogue que le sunnisme, dépourvu de clergé et surtout déchiré depuis plusieurs décennies par un fanatisme aux multiples avatars, qu’il se nomme talibans, Etat islamique ou Al-Qaïda. Le chiisme apparaît donc comme le protecteur naturel des chrétiens d’Irak, ce qu’il fut d’ailleurs pendant l’invasion du pays par Daech.
Pendant de cette rencontre intime, le Pape François a également réalisé le rêve de son prédécesseur Jean-Paul II de se rendre à Ur, la terre natale d’Abraham considéré comme le père des trois grandes religions monothéistes : l’ancien Pape avait en effet dû annuler son voyage en raison de la guerre en Irak et, paraît-il, en avait pleuré. A la tribune, le chef du Vatican a lancé un vibrant appel à la paix et à l’amour fraternel. Toute la question est de savoir si son voyage apportera quelque bénéfice. Car dans sa volonté d’aller à la rencontre du Marja(« Grand Ayatollah »), le Pape François a en effet accompli une démarche digne de respect, mais dont la portée reste incertaine.
Au sein du chiisme se distinguent en effet deux principaux courants, le quiétisme de l’Ayatollah Al-Sistani, qui défend une séparation du religieux et du politique, et la Velayat-e Faqih, « la doctrine du jurisconsulte » d’essence révolutionnaire, établie par l’Imam Khomeini, qui à l’inverse confère le pouvoir politique aux seuls religieux. Cette divergence explique le refus systématique de la part l’Ayatollah Al-Sistani, à l’inverse de ses autres compatriotes et pairs iraniens, de toute responsabilité politique en Irak, même dans le contexte de crise perpétuelle que le pays connaît depuis 2003, ainsi que ses multiples appels au dialogue interreligieux, que ce soit entre sunnites et chiites ou entre les diverses minorités religieuses, en Irak et au Moyen-Orient. Aussi, Téhéran n’a pu considérer ce sommet religieux qu’avec méfiance, voire irritation. Certes historique et saluée comme telle par les officiels iraniens, l’absence globale de commentaires en Iran vis-à-vis de cette rencontre, y compris de la part des représentants de l’Ayatollah Al-Sistani à Qom qui ont observé une certaine prudence, souligne avant tout la rivalité persistante depuis 1979 entre le Guide Suprême iranien et le Marja de Nadjaf, et entre les deux principales villes d’enseignement du chiisme duodécimain, Nadjaf et Qom.
Cependant, si l’Ayatollah reste très respecté pour sa droiture morale et son ouverture, il ne détient pas à lui seul l’autorité sur l’ensemble des chiites et ne peut donc influencer, par exemple, les décisions de la République islamique. A cet égard, ses engagements « diplomatiques » envers les chrétiens n’engagent pas Téhéran, qui au demeurant n’a jamais entrepris de dialogue interreligieux et conserve avec le Vatican des relations courtoises mais assez distantes.
Enfin, si l’on peut saluer ces rapprochements entre christianisme et islam, la création de liens véritables demeurera difficile en raison de nombreux points de désaccords, notamment sur la question de la tolérance religieuse. Celle-ci ne constitue pas une préoccupation majeure au sein de la réflexion musulmane, faute de démarches intellectuelles en ce sens, ni d’institutions chargées du sujet, contrairement à ce qui a pu s’observer au sein du monde chrétien et notamment du Vatican.
Enfin, l’appel à la défense des autres religions reste encore à sens unique. Ainsi, si le Pape François a pu s’émouvoir du sort des Rohingyas en Birmanie, les autorités chiites s’expriment fort peu contre les violences à l’égard des autres religions à travers le monde. Pour toutes ces raisons, en dépit du symbole très puissant diffusé par cette rencontre, on ne peut se faire d’illusions sur la réalité de la protection que l’Ayatollah Al-Sistani pourrait accorder aux chrétiens d’Irak. Celle-ci restera sans doute limitée, et de ce fait décevante pour l’Occident chrétien.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 14/03/2021.