La « pression maximale » américaine génère une crise humanitaire sans précédent en Iran.
Une fois n’est pas coutume, lorsque Donald Trump promettait à l’Iran les sanctions « les plus dures jamais imposées à un pays », il ne faisait preuve d’aucune exagération. L’Iran est incontestablement un pays en situation d’intense souffrance depuis trois ans, souffrance qui a atteint son paroxysme ces deux derniers mois. Depuis les manifestations d’octobre dernier jusqu’au crash accidentel d’un avion ukrainien le 8 janvier, en passant par l’assassinat de Ghassem Soleimani, les évènements les plus graves ont occupé l’actualité internationale durant plusieurs semaines, occultant d’autres évènements locaux tout aussi dramatiques : inondations, tremblement de terre, accident de la route meurtrier qui a tué presque tous les passagers de deux bus entrés en collision. Tous ces drames s’ajoutent au désarroi grandissant des Iraniens qui, depuis le rétablissement de sanctions économiques, sans doute les pires qu’ils n’aient jamais vécues en quarante ans, subissent leurs conséquences au quotidien. Si cette tragédie occupe peu les médias, c’est que personne, tant du côté iranien qu’américain, n’a intérêt à ce que le monde sache qu’une crise humanitaire majeure s’aggrave de jour en jour en Iran.
En matière de story-telling, Washington préfère évidemment résumer les effets de la « pression maximale » à l’affaiblissement politique du régime. Même la diaspora iranienne, avant tout préoccupée par la chute du régime honni, garde un étrange silence face à la situation vécue par leurs compatriotes, estimant que c’est le prix à payer pour mettre la théocratie à bas.
Pour sa part, le régime iranien a tout intérêt à minimiser la gravité de la situation et à nier l’efficacité des sanctions. Pour les réformateurs, l’admettre constituerait un véritable aveu d’échec de leur politique d’ouverture envers l’Occident. Les conservateurs, plus qu’aucune autre faction, craignent que les Iraniens n’établissent un lien direct entre les sanctions, ce qu’ils endurent, et la politique de la République islamique, au risque d’une démobilisation de l’électorat à la veille des législatives.
Ainsi, le silence bénéficie, pour l’heure, à tous les acteurs de cette crise majeure.
Dans l’attente, la situation des Iraniens devient de plus en plus intenable. Certes, la richesse agricole du pays écarte tout risque de famine. Pour autant, la fermeture des marchés mondiaux aux échanges avec l’Iran le prive de nombreuses denrées de base, ce qui génère une colossale augmentation des prix des biens alimentaires. Si le taux officiel de l’inflation est à 41%, celui des produits de consommation avoisine aujourd’hui les 74%. Selon les chiffres de la Banque centrale iranienne, la croissance est passée de 12% en 2016, un an après la signature de l’accord de Vienne, à 3% en 2017, suivie d’une contraction de 14% les deux années suivantes, traduisant concrètement l’impact des sanctions américaines. Ajoutées à celles des quinze années précédentes, leurs effets créent une situation économique et sociale plus grave que celle de la Grande Dépression. Et les prévisions pour l’année 2020 sont encore plus alarmistes.
Le prix moyen des loyers a augmenté l’année dernière de 95% dans la plupart des grandes villes d’Iran. L’augmentation des salaires de 15% promise par le gouvernement ne suffira certainement pas à faire face à cette chute drastique du niveau de vie des Iraniens, notamment pour les plus fragiles qui constituent 60% de la population. Le nombre de ceux vivant dans l’extrême pauvreté, avec moins de 1,08 dollars par jour, a augmenté de 30% en 2017-2018, chiffre en progression constante.
Le secteur médical est sans nul doute le plus gravement touché par les sanctions. Officiellement, celles-ci n’impactent pas les importations de médicaments et de matériel médical. Mais en frappant les banques iraniennes et toutes formes de transactions financières, elles les empêchent de rembourser en devises les importateurs pour leurs achats. Reste la solution du marché noir, qui fait évidemment exploser les prix de ces biens qui commencent à manquer cruellement. L’établissement de quotas pour la distribution de médicaments, par exemple contre la grippe, et même pour la réalisation d’anesthésies, est devenu un véritable enjeu de santé et de sécurité publique. Il n’est désormais pas rare de voir les personnels d’hôpitaux pratiquer des césariennes sous anesthésie locale faute de stocks suffisants, ou des patients atteints de cancer décéder faute de recevoir leur traitement, en rupture ou dont le prix a quadruplé.
L’administration Trump se réjouit de voir les Iraniens dans la rue, selon elle conséquence directe de l’application des sanctions et de sa politique de « pression maximale ». En réalité, la « pression maximale » fait souffrir la population iranienne sans atteindre aucun des objectifs fixés. Les Américains sont désormais isolés au Moyen-Orient, tandis que l’Iran n’a réduit en rien son influence régionale, pas plus que son enrichissement nucléaire. Enfin, loin de faire tomber la République islamique, les sanctions renforcent l’aile la plus radicale du régime, déterminée à résister à la pression américaine quitte à sacrifier la population.
Rien en effet, dans le contexte actuel, ne pourrait ramener l’Iran à la table des négociations, hormis éventuellement une réapplication à la lettre de l’esprit initial de l’accord de Vienne, solution de plus en plus utopique. Les faucons américains qui, à l’instar de John Bolton, misaient sur une insurrection générale pour renverser le régime, méconnaisse finalement sa réalité. Loin de l’avoir affaibli, ils l’ont poussé à se radicaliser. La situation économique et le bras de fer diplomatique qui a suivi l’assassinat de Ghassem Soleimani a pavé la voie à une victoire des conservateurs aux prochaines élections législatives, chassant sans doute les réformateurs pour un long moment de la scène politique.
Enfin, si de plus en plus d’Iraniens réclament un changement politique, leur activisme risque d’être mis en sommeil face aux difficultés quotidiennes et à la répression féroce du régime, dont les soutiens continuent de se compter par millions. Loin d’une nouvelle révolution qui amènerait une véritable démocratie en Iran, la stratégie américaine pourrait au contraire créer dans le pays toutes les conditions d’une guerre civile.
Pour éviter qu’un tel scénario se réalise, et au-delà des considérations géopolitiques, la communauté internationale se doit de réagir rapidement face à la gravité de la situation humanitaire de l’Iran. Un programme « pétrole contre matériel médical », sur le modèle du programme « pétrole contre nourriture » des Nations Unies pour l’Irak dans les années 90, pourrait être mis en place par l’ONU avec le soutien tacite des États-Unis, assorti d’un assouplissement des transactions financières, ce qui permettrait au pays d’importer les biens de première nécessité. Les Européens, en la matière, gagneraient à influencer les Américains après avoir tant failli à soutenir l’Iran. Si cela permettrait au minimum d’améliorer le quotidien des Iraniens, cela ne suffira sans doute pas à leur faire oublier pourquoi ces sanctions les frappent directement, ni à qui ils le doivent in fine.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 26/01/2020.