Aujourd’hui, 64 millions de Turcs sont appelés aux urnes pour décider de leur nouveau président et du nouveau Parlement qui dirigera la destinée de la Turquie pour les cinq prochaines années, et c’est là sans doute le scrutin le plus serré et le plus incertain qui se joue depuis vingt ans. Pour la première fois, Recep Tayyip Erdogan se voit menacé d’éviction par l’Alliance de la Nation, une coalition de six partis d’opposition menés par le CHP, le parti kémaliste.
Certes, en dépit de l’avance dont les sondages créditent Kemal Kilicdaroglu, le leader de l’alliance d’opposition, le président sortant conserve une popularité qui avoisine les 45 à 50% de la population, un record après 20 ans au pouvoir. Les intentions de vote de milliers de Turcs demeurent également incertaines, et sont susceptibles de faire pencher la balance dans un sens comme dans l’autre. Pour autant, l’AKP n’a jamais été aussi proche d’une défaite qui signera la fin de son hégémonie à la tête de la Turquie. Ironiquement, c’est le dévoiement des institutions turques vers un régime hyper-présidentiel, imposé par Erdogan en 2018 en vue de s’assurer les pleins pouvoirs, qui pourrait aujourd’hui lui coûter sa réélection.
En introduisant une logique majoritaire dans le paysage politique turc, la réforme constitutionnelle de 2018 a en effet considérablement favorisé la constitution de coalitions. Le code électoral a d’ailleurs été amendé en ce sens, en autorisant les partis politiques à participer aux élections dans ce cadre. Alors même que la réforme était pensée comme un renforcement du pouvoir exécutif, elle a paradoxalement induit plusieurs effets non anticipés qui dynamisent le multipartisme. Ce nouveau dispositif permet en effet l’émergence de petits partis aux élections nationales, et ce faisant crée un double phénomène : dispersion des voix pour le parti dominant, qui peuvent dès lors venir renforcer l’opposition.
La constitution de l’Alliance de la Nation le prouve. Sous ses dehors hétéroclites, cet assemblage de six partis lui permet de toucher un plus large électorat en améliorant sa représentativité et sa crédibilité à représenter l’ensemble de la société turque, tout en la créditant de réserves de voix potentielles. De surcroit, le contraste volontairement souligné entre l’attachement au système démocratique et l’autoritarisme du pouvoir en place, a permis d’unir idéologiquement des groupes politiques très divers, séduisant bien au-delà du simple clivage « conservateurs contre laïcs » utilisé par l’AKP depuis 1999. Cette double dynamique a largement contribué à la défaite de l’AKP aux élections municipales de 2019.
Aujourd’hui comme hier, l’opposition a élaboré une stratégie de campagne reposant sur trois axes : éviter la confrontation directe avec Erdogan et les valeurs populaires qu’il incarne ; représenter l’ensemble de la société turque ; promettre une politique de redistribution à destination des publics les plus défavorisés. La politique étrangère a été soigneusement écartée des débats, en raison de l’avantage comparatif qu’elle constitue pour le président sortant, même si son bilan est discutable. En désinstitutionnalisant la Turquie et en privant la vie politique de contre-pouvoirs efficaces, la réforme de 2018 l’a donc grandement fragilisée dans une période d’enjeux économiques et politiques colossaux, alors que l’opposition, en remportant des victoires fortement symboliques dans des villes comme Istanbul, le cœur économique et culturel du pays, a bénéficié de quatre ans pour démontrer sa légitimité à gouverner et se concentrer sur l’amélioration de la vie quotidienne des Turcs.
En tant que président sortant, Erdogan demeure néanmoins susceptible de remporter l’élection, même si sa campagne difficile a montré les effets de l’usure du pouvoir. Pour autant, ses potentielles chances ne lui garantissent aucunement une réélection confortable. Le secret du succès politique de l’AKP reposait en effet sur ses performances économiques et sur un usage efficace des mécanismes de redistribution de richesses. Mais 2023 n’est pas 2018, et sa popularité a tout de même nettement diminué dans un contexte économique beaucoup plus difficile, résultat de décisions politiques hasardeuses, et face au désenchantement de la population turque.
Erdogan risque donc, pour la première fois en vingt ans, d’être évincé du pouvoir. La désaffection progressive de la base électorale de l’AKP rend désormais difficile de franchir la barre des 50 % nécessaires à une victoire aux élections présidentielles. A titre de comparaison, l’AKP totalisait à lui seul 43 % des intentions de vote en 2018, auxquels s’ajoutaient les 11 % émanant du MHP, son allié ultra-nationaliste. Aujourd’hui, le MHP ne représente plus que 7 %, l’AKP 35 %, selon les instituts de sondage turcs. Un tel écart de points face à Kilicdaroglu lui promet certainement, en cas de victoire à l’arrachée, un procès en illégitimité de la part de ses opposants.
L’Alliance de la Nation bénéficie pour sa part du soutien décisif du HDP, le parti pro-kurde interdit d’élections par Erdogan, qui représente généralement 10 % des votants. Mais si Kemal Kilicdaroglu apparaît comme favori de l’élection présidentielle, rien ne permet d’assurer que les Turcs rejetant Erdogan reporteront leurs voix sur le candidat de l’opposition. L’équilibre est en effet difficile à tenir pour une coalition qui compte en son sein des anciens de l’AKP comme Ahmet Davutoglu ou les nationalistes du Bon Parti de Meral Aksener, qui réclament une politique plus rigoriste sur l’immigration ou la question kurde.
La présence d’un autre candidat indépendant, Sinan Ogan, rend une victoire dès le premier tour très improbable pour Erdogan comme pour Kilicdaroglu. De fait, alors que s’ouvre le scrutin le plus critique de l’histoire centenaire de la République turque, ce sont tous ces Turcs encore indécis qui seront aujourd’hui les faiseurs de roi. Leur vote, ou leur abstention, seront décisifs sur son issue, comme sur l’avenir démocratique de la Turquie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 14/05/2023.