Le rêve secret d’Erdogan : la renégociation des accords de Lausanne de 1923

Certes, le néo-ottomanisme est la ligne directrice expliquant la présence turque à Idlib en Syrie ou encore les incursions turques en Iraq. Certes, la volonté de restaurer le Khalifat dans sa version actualisée, incarnée par la domination des frères musulmans sur le monde sunnite, est présente dans la virée turque en Libye. Certes, le pantouranisme, ou la volonté pour la Turquie de réunir sous sa bannière les peuples turcophones du Caucase ou de l’ Asie centrale, expliquerait le soutien d’Ankara à l’Azerbaïdjan dans sa guerre contre l’Arménie. Certes, les hydrocabures, présents en abondance dans toutes ces régions justifieraient le déploiement de la marine turque en Méditerranée orientale. 

Néanmoins, c’est une erreur grossière que de limiter l’aventurisme de la Turquie d’Erdogan uniquement à un désir d’autosuffisance en hydrocarbures. En effet, même si la présence turque semble être concentrée, hors de ses frontières, sur des régions particulièrement riches en hydrocarbures, la réalité est toute autre. La Turquie cherche plus que du pétrole. Elle cherche à redessiner ses frontières telles que décidées en 1923 à Lausanne.

Il est vrai que légions sont les exemples d’incidents et de heurts entre les navires sismiques turcs, dont le légendaire Kanuni, et la marine grecque, en particulier aux pourtours de la minuscule île grecque de Kastellorizo. Cette île qui ne représente que 9 kilomètres carré et a appartenu tour à tour à l’empire ottoman, à la France, à l’Italie et aujourd’hui à la Grèce ; mais, autant pour les Grecs que pour les Turcs, la charge symbolique de ce bout de terre dépasse largement sa taille. En effet, c’est de cette île, qu’il y a 20 ans, le Premier ministre Georges Papandréou  appela l’Union Européenne à l’aide pour sauver l’économie grecque au bord de la banqueroute ou encore c’est de cette île qu’un autre Premier ministre grec, Alexis Tsipras, souhaita en 2018 qu’il soit mis un terme à la tutelle des créanciers d’Athènes. Elle symbolise ainsi non seulement l’appartenance historique de la Grèce à l’Europe mais aussi sa souveraineté et son combat de plusieurs siècles contre la domination turque. Rappelons, qu’en 1974 au moment même de l’invasion de Chypre par Ankara, l’île a failli être envahie par des ultra-nationalistes turcs. Ce n’est donc pas étonnant que cette île se trouve au centre de l’attitude belliciste d’Erdogan. La Turquie conteste ainsi ouvertement les frontières maritimes dessinées par l’accord de Lausanne.

Il est clair que l’aventurisme turque en Méditerranée et au Moyen-Orient n’est que le sommet visible de l’iceberg, un symptôme apparent d’un désir profondément enraciné dans la psyché d’Erdogan : renégocier les accords de Lausanne ! Il faut dire que cette renégociation serait en totale rupture avec les principes bien établis de la politique étrangère turque qui remontent jusqu’à Atatürk lui-même. Le retrait américain de la scène internationale et la couardise européenne démontrée dernièrement par la malheureuse affaire du Courbet, la marine française s’étant retirée face à une menace d’un bâtiment turc, font que les turcs considèrent le champ libre pour poser les bases d’un nouvel empire ou au minimum s’approprier de nouvelles sphères d’influence. Erdogan œuvre aujourd’hui pour faire de la Turquie une grande puissance, à parité, avec les acteurs traditionnels que sont la Russie ou encore les Etats-Unis. Pour ce faire, Ankara mise sur une stratégie de fait accompli à l’instar des chinois en mer de Chine du sud.

L’objectif véritable d’Erdogan est donc de modifier les rapports de force voire même les frontières en changeant la structure démographique de certaines zones, créant des déplacements de populations et leur remplacement par des turcophones. L’épisode du Nagorno-Karabakh ou encore en Chypre du nord sont des exemples flagrants.  

Tout comme Poutine qui a, en Aleksandr Dugin, son stratège messianique militant pour le retour de la sainte Russie, Erdogan a lui aussi trouvé son théoricien en  Necmettin Erbakan et sa thèse de Milli Gorus ou la « vision nationale » présentant la Turquie comme l’éternelle victime d’un occident prédateur et profiteur qui cherche à l’amoindrir. Aujourd’hui, Ankara considère le Traité de Lausanne de 1923, qui a fondé la République turque moderne et a dessiné ses frontières actuelles, comme une abomination et une honte nationale que la Turquie n’aurait jamais dû accepter. Crime de lèse-majesté, Erdogan s’oppose ici à Mustafa Kemal Atatürk, qui a dépeint Lausanne comme une victoire historique. 

Pour Erdogan l’heure de la revanche a sonné. La quête de l’indépendance énergétique n’est en somme que de la poudre aux yeux. Ce qu’Erdogan cherche n’est, ni plus ni moins, la renégociation de ses frontières au détriment de ses voisins au premier rang desquels se trouve la Grèce !

Par Ardavan Amir-Aslani.

Paru dans l’Atlantico du 24/01/2021.

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