Mardi 19 juillet, Téhéran est devenu un « hub » diplomatique le temps d’accueillir Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, officiellement pour évoquer la situation en Syrie. Survenu au lendemain de la révélation par Washington de la livraison de drones de combat iraniens à l’armée russe sur le front ukrainien, ce sommet tripartite a surtout permis aux trois membres du processus d’Astana de réitérer leurs engagements réciproques, et leur détermination à créer un nouvel ordre mondial opposé à celui de l’Occident.
Ce « triangle persan », comme l’a immédiatement baptisé le quotidien russe Kommersant, a été aussi l’occasion de rappeler la complexité des relations entre la Russie, la Turquie et l’Iran. Aujourd’hui au cœur des évolutions géostratégiques du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, elles remontent en réalité à près de deux siècles. L’Empire ottoman et la Perse se sont en effet d’abord unis pour freiner l’expansion de la Russie tsariste, d’ailleurs en vain : au cours du XIXème siècle, Moscou leur a fait subir de graves pertes territoriales, sanctionnées pour la Perse par les traités de Golestan (1813) et de Turkmantchaï (1828). La Turquie et l’Iran contemporains partagent donc une mémoire commune antagoniste de la Russie, et une certaine défiance envers ses ambitions stratégiques.
Plus récemment, la chute de l’URSS en 1991 a permis une redéfinition des équilibres entre ces trois pays, qui se sont trouvés un but commun dans l’émergence d’un monde multipolaire concurrent de l’hyperpuissance américaine. Dans les années 2010, cette ambition s’est renforcée à la faveur de la guerre civile syrienne, qui a débouché en 2017 sur la formation du processus d’Astana en vue de régler le conflit. Dans ce cas précis cependant, les divergences sont rapidement apparues, l’Iran et la Russie étant résolues à soutenir le régime de Bachar el-Assad quand la Turquie s’était initialement rangée du côté de l’opposition syrienne. Après sa création, ce processus diplomatique n’a pas obtenu plus d’avancées, ses propositions contrevenant aux positions des rebelles syriens et des Kurdes.
Dans le « triangle persan », la Turquie incarne précisément un allié à part. Son appartenance à l’OTAN pourrait la placer d’emblée dans le camp occidental, tandis que l’Iran et la Russie sont fondamentalement liés par leur anti-américanisme et, aujourd’hui, par le même statut d’Etat sous sanctions économiques. Cette ambivalence s’est justement exprimée lorsqu’Ankara a accepté de lever son veto à l’adhésion de la Suède et de la Finlande dans l’Organisation, ce qui a particulièrement irrité Vladimir Poutine, opposé à toute extension de l’OTAN à ses frontières.
Alliée à la fois de la Russie et de l’Ukraine, à laquelle elle fournit ses drones de combat, alliée des Occidentaux au sein de l’OTAN mais aussi de deux Etats « parias » avec lesquels elle ambitionne de constituer un bloc géopolitique rival, alliée de l’Iran, qui doit faire face à un nouveau front israélo-arabe sous l’égide des Etats-Unis, tout en se rapprochant d’Israël… Depuis la fin de la politique « zéro problème avec les voisins », la Turquie semble avoir placé la contradiction au cœur de sa politique étrangère. Ce n’est pourtant là qu’une apparence. En construisant patiemment des partenariats avec une multiplicité de pays issus d’aires géopolitiques différentes, Erdogan cherche à pérenniser le rôle de médiatrice de la Turquie, et plus vraisemblablement à manipuler les oppositions entre les uns et les autres à son seul profit. Sa position au sein de l’OTAN lui donne effectivement plus de poids politique et en fait un relais naturel avec l’Iran et la Russie… même si la nature de ce dialogue peut être un objet de suspicion légitime. De même, ne pas se reposer que sur les seuls Occidentaux préserve son indépendance stratégique. Point de jonction entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie, il paraît naturel que la Turquie joue finalement sur les deux tableaux. Entre manœuvre et équilibre, ce ballet diplomatique est donc devenu la marque de fabrique de la diplomatie d’Erdogan.
Le sommet de Téhéran l’a confirmé. L’opportunité d’une intervention turque dans le nord de la Syrie a été de nouveau écartée par la Russie et l’Iran, qui craignent qu’un regain d’instabilité ne menace leurs propres intérêts locaux. Avant tout attaché à user de la « question kurde » à des fins de politique domestique, Erdogan n’en reste pas moins déterminé à établir une zone de sécurité de 30 km à la frontière turco-syrienne, et pour ce faire à faire reculer les milices YPG et le PKK du nord de la Syrie, projet qui ne peut se passer de l’aval de Moscou compte tenu de sa présence militaire dans la région.
En dépit d’une réelle connivence idéologique, les trois alliés se heurtent donc régulièrement à la défense de leurs intérêts stratégiques réciproques, démontrant, s’il y avait encore un doute, que l’élaboration d’une nouvelle aire géopolitique et d’une influence diplomatique capable de concurrencer les Occidentaux est un processus délicat et complexe. Pour autant, chacun des trois membres de ce triumvirat nourrit sa propre opposition aux Etats-Unis : pour la Turquie, le soutien de Washington aux Kurdes demeure problématique en dépit de leur alliance au sein de l’OTAN ; l’Iran a, de longue date, fait de la lutte contre l’impérialisme américain l’un de ses piliers idéologiques, tandis que la Russie perpétue un climat de Guerre froide dans l’espoir de réécrire l’Histoire et d’en sortir victorieuse. Tous se rêvent en puissance alternative, et si cet objectif pourrait apparaître chimérique s’il était poursuivi à titre individuel, il en devient inquiétant lorsque trois nations qui ont leurs faiblesses, mais aussi de réels atouts, décident de s’unir.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 24/07/2022.