Il y a à peine plus d’un an en France, très exactement le 17 novembre 2018, c’est une hausse du prix du diesel qui poussa pour la première fois des milliers de « gilets jaunes » dans la rue, avant que les manifestations ne deviennent plus politiques. Ce week-end, le même phénomène s’est produit en Iran : l’annonce soudaine, jeudi 14 novembre, de la suppression des subventions sur le prix de l’essence a immédiatement poussé les Iraniens à manifester. Mais très rapidement, la contestation de cette mesure économique a cédé la place à d’autres revendications plus politiques et sociales. Ce que les manifestants scandaient en battant le pavé n’était pas tant « Baissez le prix de l’essence », que « nous ne voulons pas de République Islamique, nous n’en voulons pas, nous n’en voulons pas ».
Dès samedi dernier, dans près d’une centaine de villes, des milliers d’Iraniens sont descendus dans la rue et ont bloqué les routes, notamment à Téhéran. D’après les médias, six personnes au moins auraient été tuées, de façon certaine à Sirjan et Kermanshah, mais peut-être également à Chiraz et Ispahan. D’après les manifestants, les forces de sécurité n’hésitent pas à tirer à balles réelles sur la foule. Depuis le début du weekend, et encore lundi matin, la quasi totalité du réseau Internet national était inaccessible. De nombreux bâtiments officiels, postes de police, stations-service et véhicules ont été incendiés dans plusieurs villes.
Les observateurs soulignent que c’est la première fois depuis deux ans que les Iraniens descendent massivement dans les rues. Le fait est d’autant plus remarquable que cette fois-ci, ce sont non seulement les petites villes et les classes populaires qui manifestent, mais aussi les grandes villes et la classe moyenne, qui était pourtant restée à l’écart des précédents mouvements de contestation en 2017. Celle-ci croyait encore à l’action réformatrice du président Hassan Rohani, tant sur la scène intérieure qu’internationale. Las, aujourd’hui, tous les Iraniens ont en commun d’être désabusés face à un gouvernement qui n’a pas tenu ses promesses. Il en a encore donné la preuve avec cette annonce de suppression des subventions sur l’essence : en effet, quelques jours plus tôt, le ministre du pétrole, Bijan Namdar Zanganeh, avait pourtant démenti toute augmentation à venir.
Si les revendications, dans un contexte de récession économique, portent d’abord et avant tout sur la dégradation des conditions de vie des Iraniens, en toile de fond, c’est la légitimité même du régime qui est visée. A trois mois des élections législatives, la spontanéité et la violence de ces manifestations sonnent plus que jamais comme un avant-goût de la sanction qui attend sans doute Hassan Rohani et son équipe dans les urnes. Celui-ci avait promis, avec la signature de l’accord de Vienne, de sortir l’Iran des embargos à répétition et d’améliorer sa situation économique. Quatre ans après, l’accord, qui n’a de toute façon jamais apporté les gains espérés, est un fiasco. L’Iran est de nouveau sous le coup de sanctions américaines qui impactent lourdement son économie. Même ses visées stratégiques au Moyen-Orient sont menacées, si l’on en juge par les violentes manifestations au Liban et en Irak, qui appellent notamment à mettre fin à l’ingérence iranienne.
Malgré la découverte d’un nouveau gisement de pétrole dans la province du Khouzestan, qui pourrait accroître les réserves de l’Iran d’un tiers, le gouvernement de Rohani est en grande difficulté pour tenter de faire vivre un pays sous sanctions américaines. Selon les prévisions du FMI, le PIB iranien devrait se contracter de 9,5% en 2019, du jamais vu depuis 1984, quand l’Iran était en guerre contre l’Irak. L’inflation a déjà dépassé les 40%. C’est donc un conseil réunissant les chefs des trois pouvoirs – exécutif, législatif et judiciaire – à savoir Hassan Rohani, Ali Larijani, président du Parlement, et Ebrahim Raïssi, chef de la justice iranienne qui a pris la décision d’augmenter les prix de l’essence pour faire face au déficit budgétaire abyssal de l’Iran.
Hassan Rohani a eu beau nier que le gouvernement cherchait à profiter de la hausse des prix, et promettre que l’argent serait rendu à près de 60 millions d’Iraniens en difficulté financière sous forme de subventions en espèces, on ne le croit plus. La réaction du Guide Suprême Ali Khamenei, qui a soutenu l’annonce du gouvernement et vilipendé les « voyous encouragés par les ennemis de l’Iran », démontre parfaitement l’isolement dans lequel évolue désormais le régime, sourd aux revendications des Iraniens, arcbouté sur ses principes, quitte à ne pas sentir venir le danger. Comme par enchantement, après la déclaration publique du Guide, le Parlement a annulé une motion qui devait obliger le gouvernement à revenir sur son annonce, et donner gain de cause aux manifestants. Et la coupure des accès Internet témoigne également d’une volonté d’isoler les manifestants du reste du monde et de les empêcher de s’organiser sur le terrain. En réponse, des affiches du Guide suprême ont été incendiées à leur tour.
Récession, mais aussi répression et corruption : à la faveur de l’annonce gouvernementale, les Iraniens se sont aussi souvenus que leur liberté restait désespérément entravée, en dépit des promesses d’ouverture des réformateurs. Or, les attentes perpétuellement déçues d’un peuple finissent toujours par se muer en désespoir. Et la violence semble alors la seule réponse possible face à l’inaction et à l’incapacité de réformer. Faut-il dès lors s’étonner que la contestation sociale qui se manifeste violemment au Liban et en Irak depuis plusieurs semaines ait fini par atteindre l’Iran ? C’est sans doute ce qui inquiète le régime.
Certes, en France, un an après son démarrage, le mouvement des Gilets jaunes n’a pas atteint ses objectifs et semble dans l’impasse. Mais la France ne se trouve pas dans la situation économique et sociale de l’Iran. Aujourd’hui, un peuple excédé par la corruption et l’incurie, une fois descendu dans la rue, peut réussir à renvoyer son dirigeant. Les Iraniens ont déjà prouvé une première fois que cela était possible : c’était en 1979. L’Histoire se répétera t-elle quarante ans plus tard ?
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 20/11/2019.