A l’inverse du roi Midas, tout ce que touche Mohammed Ben Salmane ne se transforme pas en or, mais en fiasco. En 2016, le Prince héritier avait annoncé son plan « Vision 2030 », un vaste projet économique qui allait assurer la transition énergétique de l’Arabie Saoudite en diversifiant son économie via diverses privatisations. Tout ce plan reposait sur une clé de voûte essentielle : la vente de 5% du capital de Saudi Aramco, permettant de financer le programme de réformes voulu par « MBS » et de développer les investissements en dehors du secteur énergétique. Las, depuis trois ans, l’entrée en Bourse de la première compagnie pétrolière mondiale et joyau de la couronne saoudienne, longtemps présentée comme « l’opération du siècle », n’a cessé d’être reportée. Si l’introduction de Saudi Aramco devrait enfin se faire en décembre 2019, les Saoudiens ont néanmoins dû réviser leur proposition de cotation, et n’en tireront donc pas les bénéfices escomptés, car la faiblesse du projet réside essentiellement dans son manque de crédibilité.
Saudi Aramco, qui représente près de 10% de toute la production mondiale de pétrole, s’estime être l’entreprise la plus rentable du monde. Certes, ses bénéfices annuels auraient atteint pour le seul premier semestre 2019, selon les résultats rendus publics au mois d’août dernier, près de 47 milliards de dollars. Mais Mohammed Ben Salmane a longtemps estimé la valeur boursière de la compagnie pétrolière au chiffre astronomique de 2000 milliards de dollars, soit plus que les valeurs de Google et Apple réunis. Le Prince rêvait en outre de réaliser son introduction à la Bourse de New York et d’en obtenir 100 milliards de dollars. Mais face à la froideur des investisseurs étrangers pour un projet aussi douteux, il obtiendra finalement beaucoup moins que ce qu’il avait promis. Faute de transparence, aucune grande place financière n’a voulu coter l’entreprise, et les analystes avaient même proposé une estimation à la baisse, de l’ordre de 1400 ou 1500 milliards de dollars.
De guerre lasse, le weekend du 16 novembre, les officiels saoudiens ont annulé une tournée de rencontres avec des investisseurs potentiels en Europe, en Asie et aux Etats-Unis. A la place, ils ont annoncé que seuls 1,5% du capital de Saudi Aramco serait proposé à la vente, au lieu des 5% initialement prévus. La période de pré-achat des titres se terminera le 5 décembre avec une fourchette de prix comprise entre 8 et 8,50 dollars, ce qui ramènera la valeur boursière de la compagnie à… 1600 milliards de dollars, soit à peu près l’estimation précitée, jugée plus vraisemblable. Bien loin de l’objectif de 100 milliards de dollars, la vente de ces actions ne devrait générer que 25 milliards de dollars. Depuis une semaine, les analystes se plaisent à rappeler que finalement, l’introduction de Saudi Aramco en Bourse aura moins d’éclat que celle d’Ali Baba en 2014, mais la raison en est très simple : le projet chinois était bien plus solide.
Certes, si tout se passe comme prévu, Saudi Aramco comptera, dès le mois prochain, des actionnaires privés pour la première fois en quarante ans. Mais, comble de l’échec, devant la défiance des principales places boursières, son introduction n’aura pas lieu à New York mais uniquement à Riyad, sur le Tadawul, le marché saoudien. D’après un banquier saoudien, cette IPO n’en a plus que le nom et deviendra une affaire nationale, puisque l’introduction reposera essentiellement sur des investisseurs saoudiens, avec comme seuls partenaires étrangers la Chine et la Russie. Les banques saoudiennes proposent même des crédits pour inciter les petits investisseurs à devenir actionnaires ! Et nul n’est dupe du fait que le Prince héritier, dépité, imposera fusse-ce par la force aux plus grandes fortunes de son pays et aux membres de sa propre famille d’investir dans ce projet, bancal depuis sa conception.
Sans surprise, « MBS » a péché par excès d’orgueil en sous-estimant la perception de l’Arabie Saoudite par les investisseurs étrangers. Investir dans le pétrole saoudien n’a plus rien d’un placement sûr. D’un point de vue géopolitique voire idéologique, la défiance envers le royaume n’est plus à démontrer depuis un certain 11 septembre 2001. Plus récemment, les sordides affaires d’exécutions de masse et l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi ont entaché la réputation du Prince, malgré une communication active à le laver de toute responsabilité. En outre, qui voudrait investir dans une compagnie pétrolière incapable de sécuriser ses sites d’exploitation d’attaques extérieures, comme les frappes du 14 septembre dernier sur Abqaïq et Khurais l’ont démontré ?
Par ailleurs, l’échec du projet Saudi Aramco dénote un manque total de compréhension de l’état du monde de la part de Mohammed Ben Salmane. L’économie mondiale ralentit, ce qui augure d’une baisse des consommations de pétrole, et donc d’une chute des prix. Mais surtout, à l’heure où les pays développés entament leur propre transition énergétique et cherchent à sortir à tout prix de la dépendance aux hydrocarbures, pourquoi investiraient-ils dans le pétrole saoudien ? Les constructeurs automobiles, conscients de l’importance du virage, se tournent de plus en plus vers les véhicules électriques ce qui, d’ici 10 ans, devrait entraîner une chute considérable de la consommation de pétrole. Saudi Aramco tente bien de diversifier ses activités en s’orientant vers la pétrochimie, mais le plastique aussi est désormais banni des sociétés modernes. Non, décidément, le pétrole n’est plus un investissement d’avenir au XXIème siècle, et Mohammed Ben Salmane ne l’a pas compris. L’entrée en Bourse ratée d’Aramco acte la fin de la domination pétrolière saoudienne.
Avec une vente du capital bien moins importante que prévue, c’est tout le plan « Vision 2030 », bâti financièrement sur ce projet central, qui risque d’être fortement fragilisé, voire rendu caduc. Or, lors de son accession au pouvoir, Mohammed Ben Salmane avait fait de l’entrée de l’Arabie Saoudite dans l’économie moderne le cœur de son action politique. En perdant son principal argument, que lui reste t-il finalement à faire valoir dans son bilan ? Certainement pas le succès de l’opération « Tempête décisive » au Yémen ; certainement pas, non plus, la promesse de porter la guerre jusqu’à Téhéran, qui n’a fait que fragiliser un peu plus l’équilibre déjà précaire du Golfe Persique, et a fait perdre à l’Arabie Saoudite le soutien des Emirats Arabes Unis, mais aussi des Etats-Unis. L’opération autour de Saudi Aramco est donc pleine d’incertitude pour l’avenir économique de l’Arabie Saoudite, mais aussi l’avenir personnel de « MBS ».
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 23/11/2019.