Le récent revirement commercial de l’Australie qui a fait perdre un contrat juteux à la France, et la conclusion du partenariat Aukus, alliance militaire tripartite formée par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, ont mis de l’huile sur le feu au niveau diplomatique et semblent réveiller les pays européens au niveau politique.
Feuilleton diplomatique
L’Australie a rompu récemment le “contrat du siècle”, d’une valeur de 90 milliards de dollars australiens (55,7 milliards d’euros), conclu en 2016 avec le français Naval Group pour la fourniture de douze sous-marins à propulsion conventionnelle (diesel-électrique). Canberra a en effet préféré opter pour les sous-marins à propulsion nucléaire issus des technologies américaines et britanniques, provoquant ainsi une crise diplomatique majeure entre la France et ses partenaires anglo-saxons.
“Scott Morrison, Premier ministre australien, a déclaré ne pas regretter et avoir pris “la décision de faire passer l’intérêt national de l’Australie en premier”, en assurant que ce n’était pas un “changement d’avis” mais “un changement de besoins”
Alors que Paris a déploré une “décision regrettable” et un “coup dans le dos”, Scott Morrison, Premier ministre australien, a déclaré ne pas regretter et avoir pris “la décision de faire passer l’intérêt national de l’Australie en premier”, en assurant que ce n’était pas un “changement d’avis” mais “un changement de besoins”. Boris Johnson, Premier ministre anglais, a assuré que cet accord “ne [visait] pas à s’opposer à une quelconque autre puissance”, et que “la relation militaire” du Royaume-Uni avec la France était “extrêmement solide”.
De son côté, après avoir déclaré que les États-Unis n’ont pas d’allié plus proche et plus fiable que l’Australie, Joe Biden s’est montré conciliant envers Paris, assurant qu’il souhaitait “travailler étroitement avec la France” dans la zone indopacifique. Après avoir échangé il y a quelques jours par téléphone, les présidents américain et français ont promis de relancer la relation transatlantique. Mais si Paris a fini par renouer avec Washington, de gré ou de force, Londres qui a été confortée dans sa stratégie “Global Britain” avec cette victoire commerciale et diplomatique, attend toujours le dégel, qui risque de mettre du temps à arriver tant la liste des contentieux entre les deux pays est longue (Brexit, zones de pêche, migrants).
Indopacifique, la stratégie française en reconstruction
Une fois l’étape de sidération passée, le président français, qui est à quelques mois de la présidence française de l’Union européenne et des élections présidentielles françaises, a réagi. Afin de rebâtir sa stratégie indopacifique, Paris s’est rapproché de l’Inde, allié majeur dans cette zone, malgré son appartenance au Quad (Dialogue Quadrilatéral pour la sécurité), dispositif américain aux côtés de l’Australie et du Japon face à la Chine.
“Le président français et le premier ministre indien Narendra Modi ont réaffirmé leur volonté de travailler conjointement face à l’ascension chinoise”
Le président français et le premier ministre indien Narendra Modi se sont entretenus au téléphone il y a quelques jours, et ont réaffirmé leur volonté de travailler conjointement face à l’ascension chinoise, la contrepartie pour l’Inde étant le renforcement de sa base industrielle et technologique grâce aux investissements français. Joe Biden a également rencontré récemment Narendra Modi, Scott Morrison et Yoshihide Suga (Premier ministre japonais) afin de les rassurer après les avoir écartés de l’alliance Aukus.
Européens, les derniers herbivores dans un monde carnivore
Par ailleurs, le président français remet l’accent sur son agenda européen. Véritable désaveu de la diplomatie militaire française qui se fait exclure d’une stratégie commune dans l’Indopacifique, théâtre majeur de l’affrontement sino-américain, cet événement majeur marque une réelle rupture de confiance entre alliés. L’Union européenne, qui n’a pas été informée du pacte de sécurité conclu entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni pour la région indopacifique, fait front aux côtés de la France. En effet, les ministres des Affaires étrangères des Vingt-S
ept ont exprimé explicitement et fermement leur solidarité à l’égard de la France.
“Véritable désaveu de la diplomatie militaire française qui se fait exclure d’une stratégie commune dans l’Indopacifique, cet événement majeur marque une réelle rupture de confiance entre alliés”
Selon Josep Borell, haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’Union européenne, la dispute franco-américaine n’était pas un sujet bilatéral mais bien un sujet européen. Gérard Araud, ancien représentant permanent de la France auprès des Nations unies, déclarait en octobre 2020 : “Nous vivons dans un monde de carnivores et les Européens sont les derniers herbivores. Les Européens doivent changer leur régime alimentaire et c’est pour eux très difficile à affronter”.
America first, encore et toujours
Être un allié des États-Unis semble être gage ni de protection, ni d’amitié. La leçon à tirer de ce camouflet diplomatique et commercial est que, pour ceux qui en doutaient encore malgré les récents événements à Kaboul, l’administration Biden n’est pas foncièrement différente de l’administration Trump. Derrière des mots courtois, qui tranchent certes grandement avec l’hostilité de Donald Trump, le mépris de l’administration actuelle s’observe dans les faits. L’objectif premier des États-Unis se confirme un peu plus au fil des années : sa rivalité avec la Chine.
L’affaire des sous-marins, secrètement négociée au fil des derniers mois par les États-Unis avec ses alliés de longue date – les mêmes que ceux du Five Eyes (alliance des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis datant de 1941) – vise en effet de manière évidente à satisfaire les ambitions régionales de Washington vis-à-vis de Pékin.
La perte du contrat des sous-marins a été interprétée comme le signe du déclin de la France sur la scène géopolitique mondiale et ce, à juste titre. Pour renverser la tendance, la France doit absolument, avec l’aide de l’Union européenne, mener une politique plus agressive et concurrentielle afin de retrouver une souveraineté effective et une autonomie stratégique, de manière à survivre face à l’aigle américain et le dragon chinois.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 30/09/2021.