Les premiers jours de relatif silence et de retenue n’auront rien changé. Depuis l’offensive du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, la position de la Turquie est particulièrement étudiée en raison de sa proximité ancienne, idéologique et stratégique, avec le mouvement palestinien. Jusqu’à présent, ce lien entre un pays membre de l’OTAN et une organisation considérée comme terroriste par les Etats-Unis et l’Union européenne ne semblait guère poser de problèmes, hormis dans la perspective d’une normalisation en bonne et due forme entre la Turquie et Israël. Le contexte s’est chargé de faire évoluer ces perceptions.
Mais c’est un euphémisme de dire que le souhait des Etats-Unis et Israël de voir Ankara couper ses liens avec le Hamas est un vœu pieux. Appelant dans un premier temps à la désescalade et à la négociation d’une solution à deux Etats, Erdogan a soudainement changé de registre après la frappe sur l’hôpital Al-Ahli de Gaza le 17 octobre dernier, rejetant publiquement la responsabilité sur l’armée israélienne. Le président turc a dès lors multiplié les gestes marquants : trois jours de deuil en Turquie suite à l’attaque, annulation de tous les déplacements présidentiels prévus en Israël, déclarations sans ambiguïtés devant les parlementaires turcs, en brandissant la carte de l’évolution territoriale de la Palestine – la même utilisée par Mahmoud Abbas à l’ONU il y a trois ans – et en rappelant, comme il l’avait déjà fait en 2018, que « le Hamas n’était pas une organisation terroriste mais un mouvement de résistance défendant la patrie des Palestiniens contre une force d’occupation ».
L’art de l’équilibre et les revirements spectaculaires caractérisent de longue date la politique étrangère d’Erdogan. Soucieux depuis sa réélection de normaliser ses relations avec ses voisins et notamment avec Israël, le président turc a d’abord choisi d’être discret avec le Hamas. Mais comme les groupes islamistes palestiniens le lui ont rapidement rappelé avec colère, il est singulièrement difficile pour Erdogan, formé à l’islamisme des Frères musulmans, de renier durablement ses attaches idéologiques avec sa branche palestinienne – son dirigeant Ismaël Haniyeh partage d’ailleurs généralement son temps entre la Turquie et le Qatar pour des raisons évidentes, et se trouvait à Istanbul le 7 octobre, avant d’être discrètement invité à quitter la Turquie.
Dans sa jeunesse au sein des mouvements islamistes de son « père spirituel » Necmettin Erbakan, Erdogan ne cachait pas son antisémitisme, qu’il exprimait encore en tant que maire d’Istanbul en évoquant « le complot mondial ourdi par les juifs sionistes qui menacent de prendre le contrôle de la planète ». Relativement discret sur ce point à partir de 2003 lorsqu’il devint Premier ministre, Erdogan renoua avec une position plus radicale à partir de 2009, avec son coup d’éclat au Forum économique de Davos contre Shimon Pérès lorsqu’il dénonçait – déjà – l’opération israélienne contre le Hamas à Gaza. Ceci inaugura alors une nouvelle phase de son positionnement diplomatique en tant que champion autoproclamé de la cause palestinienne. L’objectif était ainsi de séduire la rue arabe et de s’imposer comme leader du monde musulman face à l’Arabie Saoudite, dont le désintérêt pour ce dossier était déjà manifeste. Erdogan multiplia alors les saillies anti-sionistes et défendit la création d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est comme capitale, concept totalement inconcevable pour l’État hébreu. En 2010, l’envoi de la flottille turque pour soutenir Gaza sous blocus israélien – la fameuse affaire du « Mavi-Marmara » – avait acté l’éloignement durable entre Israël et la Turquie. Et depuis 2012, le Hamas bénéficie d’un bureau à Istanbul, tandis que plusieurs responsables du mouvement se sont vus octroyer la nationalité turque.
Pour autant, et c’est là toute l’ambiguïté d’Erdogan, la Turquie n’a jamais totalement rompu ses relations avec Israël. Aujourd’hui encore, le président turc ménage l’État hébreu pour diverses raisons, d’abord historiques. La Turquie a en effet été le premier Etat musulman à reconnaître son existence en 1949, et jusqu’à l’arrivée d’Erdogan au pouvoir, considérait Israël comme un partenaire stratégique de premier plan au Moyen-Orient. Depuis ces deux dernières années, les considérations géostratégiques et économiques ont contribué à renforcer le dialogue entre Ankara, financièrement en difficulté, et Tel-Aviv. Le partenariat militaire entre les deux pays s’est notamment développé, et pour ne citer qu’un seul exemple illustrant cette collaboration étroite, la Turquie et Israël se trouvent des intérêts communs dans le Caucase du Sud, comme l’a illustré leur participation indirecte à l’annexion du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan. En se rapprochant d’Israël, Erdogan ne désespérait pas non plus d’adoucir l’inflexibilité américaine concernant la vente des avions de combat F-35.
Enfin, les effets de la proximité d’Erdogan et du Hamas sur la politique domestique turque ne sauraient être minimisés, son électorat étant traditionnellement antisémite et attaché à la défense de la cause palestinienne. Alors que les rassemblements publics non autorisés par le gouvernement sont interdits depuis le printemps de Gezi en 2013, plusieurs manifestations de soutien aux Palestiniens ont pu être organisées à Istanbul, vraisemblablement avec la bénédiction tacite des autorités turques.
Jamais à un paradoxe près, Erdogan chercherait aujourd’hui à utiliser habilement sa proximité avec le Hamas pour s’imposer comme un médiateur incontournable dans les négociations visant la libération des otages israéliens et la désescalade du conflit. Exactement comme il l’a fait entre la Russie et l’Ukraine, le président turc ne perdant jamais son objectif de faire de la Turquie une puissance clé sur la scène géopolitique. Peu dupe de la nature de l’offre, Israël a rappelé tout son personnel diplomatique de Turquie, y compris son ambassadeur. Même si Joe Biden a omis de se rendre à Ankara durant sa récente tournée dans la région, les Etats-Unis, par pragmatisme, auraient en revanche laissé entendre qu’ils pourraient accepter l’intervention de la Turquie, sous réserve qu’elle ratifie le processus d’adhésion de la Suède à l’OTAN. Celui-ci a déjà été soumis au Parlement turc lundi dernier… Il importe finalement peu à Erdogan que ses affinités idéologiques soient ouvertement connues : jusqu’à présent, elles ne l’ont jamais empêché de satisfaire ses ambitions.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 29/10/2023.