En Syrie, à la guerre civile succèdent désormais les rivalités entre les vainqueurs. Alliés de circonstance pour soutenir le régime de Bachar El-Assad depuis 2011, la Russie et l’Iran se disputent aujourd’hui un pays déchiré, chacun défendant ses intérêts et ses objectifs particuliers dans la région. Ces tensions se concentrent particulièrement dans le gouvernorat de Deir ez-Zor, province de l’est syrien d’abord disputée entre le régime et les forces de l’opposition, avant d’être occupée par Daech en 2014.
La reconquête de cette zone en 2017 face à l’Etat islamique a rapidement fourni à la Russie comme à l’Iran l’occasion d’étendre leur contrôle dans l’est du pays. Position stratégique de première importance, riche en ressources pétrolières dont les deux tiers sont encore sous contrôle américain, cette province située sur les rives de l’Euphrate se divise aujourd’hui en deux sphères d’influence concurrentes, le nord étant dominé par les forces russes et syriennes, tandis que les villes de Mayadine et Boukamal, au sud, sont devenus les bastions des forces iraniennes et des milices chiites locales. En trois ans, le régime d’Assad a pourtant échoué à reprendre véritablement la main sur Deir ez-Zor, et s’est surtout rendu coupable d’exactions qui ont fortement fragilisé son assise locale. Certes soucieux d’y préserver son influence, Bachar El-Assad a néanmoins dû faire preuve de pragmatisme. Le récent redéploiement des forces armées syriennes sur la zone de désescalade d’Idlib et à Raqqa a ainsi achevé de laisser le champ libre à la Russie et à l’Iran pour se tailler de plus larges fiefs.
L’Iran ne peut que convoiter Deir ez-Zor, relais idéal sur le « corridor » qu’il œuvre à établir depuis Téhéran jusqu’à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. La ville de Boukamal, reprise en 2017 par une importante coalition de forces pro-iraniennes sous le commandement du général Ghassem Soleimani, se situe précisément à proximité de la frontière irakienne. Sur le terrain, là où le régime d’El-Assad a échoué en n’apportant aucune aide à la population, les Gardiens de la Révolution sont au contraire parvenus à enrôler la jeunesse locale en fournissant une assistance médicale, financière et même éducative, visant tout particulièrement la communauté chiite minoritaire dans cette zone largement sunnite. Ce recrutement semble rencontrer un certain succès, renforcé par le soutien financier apporté par Téhéran aux principales figures de la tribu Baggara – le monde tribal restant central dans le système politique syrien – et de « l’armée tribale », qui en échange fournissent renseignements et facilités logistiques aux forces iraniennes. L’Iran compterait ainsi près d’un millier de soldats stationnés à Deir ez-Zor ainsi que des mercenaires irakiens et afghans, dans une zone que les troupes américaines n’ont pourtant pas encore quittée.
Pour sa part, la Russie s’est rapidement concentrée sur la rive ouest de l’Euphrate, d’où était partie l’offensive pro-Assad en 2017. Elle contrôle ainsi plusieurs localités également occupées par les forces iraniennes, avec pour premier objectif de sécuriser l’aéroport militaire local et l’ajouter à ses autres bases aériennes militaires en Syrie (Abou Douhour, Hmeimim et Kameshli, près de la frontière turque). Forte de son soutien sans faille au régime de Damas, Moscou vise à consolider son influence en Syrie sur le long terme, ce qui passe nécessairement par l’amoindrissement de celle de l’Iran. Les escarmouches et les soupçons émaillent donc les relations entre les deux alliés depuis au moins 2017. La Russie cherche ouvertement à gagner le contrôle des ressources pétrolières au sud de Mayadin – le champ d’Al-Ward – et de limiter l’influence des milices chiites présentes à Boukamal. Téhéran soupçonne d’ailleurs Moscou d’avoir bombardé ses positions dans la ville, tandis que plusieurs attaques non revendiquées contre les forces respectives des deux alliés nourrissent leur défiance mutuelle. Le 18 août, un général russe a ainsi été tué par un « engin explosif improvisé » près de Deir ez-Zor.
Même si l’ancrage local de l’Iran reste important dans cette province, la Russie paraît profiter de ses faiblesses. Les frappes israéliennes contre les forces pro-iraniennes en Syrie la servent, aussi observe-t-elle un manque de réaction qui n’échappe pas à Téhéran. Moscou profite également des difficultés financières de l’Iran, dues pour l’essentiel aux sanctions américaines, pour proposer à ses miliciens syriens des salaires plus attractifs.
Néanmoins, en juillet dernier, l’Iran et la Russie ont signé un accord bilatéral pour renforcer le système de défense aérienne syrien et exiger le départ des « forces étrangères » de Syrie – comprendre : les forces de la coalition américaine. Nul ne doute que l’accord a été avant tout mis au point par Téhéran pour protéger ses forces en présence des attaques israéliennes, que l’armée d’Assad ne peut contrer faute de moyens techniques efficaces. Bien que les deux alliés aient un objectif commun – se débarrasser de la présence américaine dans la région – et soient frappés tous deux par des sanctions économiques américaines, la Russie voit avec un intérêt certain les efforts des Etats-Unis et d’Israël pour réduire l’influence de cet allié devenu un rival gênant. Pour autant, par la signature de cet accord, l’Iran a clairement signifié qu’en conservant la maîtrise du terrain, domaine où ses capacités militaires se sont perfectionnées, la République islamique avait la ferme intention de rester dans le jeu géopolitique et économique syrien, et de continuer à y défendre ses intérêts.
Aujourd’hui, la rivalité entre les deux alliés semble si forte qu’en cas de retrait total des troupes américaines de l’est syrien, rien n’exclut une confrontation pour gagner le contrôle total de la province et de ses champs pétroliers, sans que leur intérêt mutuel à conserver le régime d’Assad ne s’en trouve affecté. La Russie comme l’Iran s’assurent en effet une assise locale solide en soutenant directement les populations de la province. Cependant, leur désunion manifeste pourrait être exploitée, au mieux par la coalition américaine, pour peu que les Etats-Unis ne poursuivent pas davantage le retrait de leurs troupes et s’appliquent à bâtir une entente avec les chefs tribaux locaux, dont la loyauté envers l’Iran n’est pas indéfectible ; au pire, par l’Etat islamique, qui profitera des dissensions et de ce « vide » pour infiltrer de nouveau la Syrie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 09/09/2020.